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l’abandonné.

Et cependant, tant l’amour du pays tient au cœur de l’homme, si quelque bâtiment se fût inopinément présenté en vue de l’île, les colons lui auraient fait des signaux, ils l’auraient attiré, et ils seraient partis !… en attendant, ils vivaient de cette existence heureuse, et ils avaient la crainte plutôt que le désir qu’un événement quelconque vînt l’interrompre.

Mais qui pourrait se flatter d’avoir jamais fixé la fortune et d’être à l’abri de ses revers !

Quoi qu’il en soit, cette île Lincoln, que les colons habitaient déjà depuis plus d’un an, était souvent le sujet de leur conversation, et, un jour, une observation fut faite qui devait amener plus tard de graves conséquences.

C’était le 1er avril, un dimanche, le jour de pâques, que Cyrus Smith et ses compagnons avaient sanctifié par le repos et la prière. La journée avait été belle, telle que pourrait l’être une journée d’octobre dans l’hémisphère boréal.

Tous, vers le soir, après dîner, étaient réunis sous la vérandah, à la lisière du plateau de Grande-Vue, et ils regardaient monter la nuit sur l’horizon. Quelques tasses de cette infusion de graines de sureau, qui remplaçaient le café, avaient été servies par Nab. On causait de l’île et de sa situation isolée dans le Pacifique, quand Gédéon Spilett fut amené à dire :

« Mon cher Cyrus, est-ce que, depuis que vous possédez ce sextant trouvé dans la caisse, vous avez relevé de nouveau la position de notre île ?

— Non, répondit l’ingénieur.

— Mais il serait peut-être à propos de le faire, avec cet instrument qui est plus parfait que celui que vous avez employé.

— À quoi bon ? dit Pencroff. L’île est bien où elle est !

— Sans doute, reprit Gédéon Spilett, mais il a pu arriver que l’imperfection des appareils ait nui à la justesse des observations, et puisqu’il est facile d’en vérifier l’exactitude…

— Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit l’ingénieur, et j’aurais dû faire cette vérification plus tôt, bien que, si j’ai commis quelque erreur, elle ne doive pas dépasser cinq degrés en longitude ou en latitude.

— Eh ! qui sait ? reprit le reporter, qui sait si nous ne sommes pas beaucoup plus près d’une terre habitée que nous ne le croyons ?

— Nous le saurons demain, répondit Cyrus Smith, et sans tant d’occupations qui ne m’ont laissé aucun loisir, nous le saurions déjà.

— Bon ! dit Pencroff, M. Cyrus est un trop bon observateur pour s’être trompé, et si elle n’a pas bougé de place, l’île est bien où il l’a mise !

— Nous verrons. »