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l’île mystérieuse.

trahi la présence de l’homme à la surface de l’île. Jamais un travail manuel n’y avait attesté son passage, ni à une époque ancienne, ni à une époque récente. Non-seulement elle ne semblait pas être habitée, mais on devait croire qu’elle n’avait jamais dû l’être. Et, maintenant, voilà que tout cet échafaudage de déductions tombait devant un simple grain de métal, trouvé dans le corps d’un inoffensif rongeur !

C’est qu’en effet, ce plomb était sorti d’une arme à feu, et quel autre qu’un être humain avait pu s’être servi de cette arme ?

Lorsque Pencroff eut posé le grain de plomb sur la table, ses compagnons le regardèrent avec un étonnement profond. Toutes les conséquences de cet incident, considérable malgré son apparente insignifiance, avaient subitement saisi leur esprit. L’apparition subite d’un être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement.

Cyrus Smith n’hésita pas à formuler tout d’abord les hypothèses que ce fait, aussi surprenant qu’inattendu, devait provoquer. Il prit le grain de plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre l’index et le pouce. Puis :

« Vous êtes en mesure d’affirmer, demanda-t-il à Pencroff, que le pécari, blessé par ce grain de plomb, était à peine âgé de trois mois ?

— À peine, monsieur Cyrus, répondit Pencroff. Il tétait encore sa mère quand je l’ai trouvé dans la fosse.

— Eh bien, dit l’ingénieur, il est par cela même prouvé que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil a été tiré dans l’île Lincoln.

— Et qu’un grain de plomb, ajouta Gédéon Spilett, a atteint, mais non mortellement, ce petit animal.

— Cela est indubitable, reprit Cyrus Smith, et voici quelles conséquences il convient de déduire de cet incident : ou l’île était habitée avant notre arrivée, ou des hommes y ont débarqué depuis trois mois au plus. Ces hommes sont-ils arrivés volontairement ou involontairement, par le fait d’un atterrissage ou d’un naufrage ? Ce point ne pourra être élucidé que plus tard. Quant à ce qu’ils sont, Européens ou Malais, ennemis ou amis de notre race, rien ne peut nous permettre de le deviner, et s’ils habitent encore l’île, ou s’ils l’ont quittée, nous ne le savons pas davantage. Mais ces questions nous intéressent trop directement pour que nous restions plus longtemps dans l’incertitude.

— Non ! cent fois non ! mille fois non ! s’écria le marin en se levant de table. Il n’y a pas d’autres hommes que nous sur l’île Lincoln ! Que diable ! l’île n’est pas grande, et, si elle eût été habitée, nous aurions bien aperçu déjà quelques-uns de ses habitants !