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« Mon enfant, m’a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain ; c’est dur à gagner. Nous n’en avons pas trop pour nous, mais si nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu’il vaut. Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant ! »

Je ne l’ai jamais oublié.

Cette observation, qui pour la première fois peut-être, dans ma vie de jeunesse, me fut faite sans colère mais avec dignité, me pénétra jusqu’au fond de l’âme ; et j’ai eu le respect du pain depuis lors.

Les moissons m’ont été sacrées, je n’ai jamais écrasé une gerbe, pour aller cueillir un coquelicot ou un bluet ; jamais je n’ai tué sur sa tige la fleur du pain !

Ce qu’il me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-être à ces paroles prononcées simplement ce jour-là… d’avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense de ceux qui ont faim.

« Tu verras ce qu’il vaut. »

Je l’ai vu.


Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme des femmes, jambes nues, petite camisole bleue sur les épaules.

Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe blonde comme de la croûte.

Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et blanchissent, en passant, une main d’ami qu’ils rencontrent, ou une épaule de monsieur qu’ils frôlent.

Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les