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coués par le vent, nous regardons le sillon que creuse le bateau dans sa marche, nous fixons les premières étoiles qui tremblent au ciel, et nous suivons dans l’eau moirée les traînées de lune.

La machine fait poum, poum !


C’est la cloche qui parle à présent ; nous approchons du pont.

Nous voici à Tours : on relâche ici.

M. Chanlaire connaît un hôtel, pas cher. Nous irons tous, si l’on veut. C’est entendu. Et, dix minutes après le débarquement, nous arrivons au Grand-Cerf.


Nous dînons à la table d’hôte.

Il y a des commis-voyageurs, une Anglaise, un prêtre : tout le monde fait honneur à la cuisine, qui sent bon, et une certaine moutarde de Dijon a un succès qui profite à la cave. Son piquant donne soif.

J’ouvre des yeux énormes, j’écarte les narines et je dresse les oreilles. Quel luxe ! Combien de réchauds d’argent ! Dix plats ! On bavarde, on dévore.

« Passez-moi le civet. — Voulez-vous du saumon ? »

Il me semble que je suis à un repas des Mille et une Nuits.

Je suis profondément étonné de voir que tout le monde foule aux pieds les préceptes que m’a inculqués ma mère, sur la façon de se tenir en société. Le curé lui-même a les coudes sur la nappe et sa chaise tout près de la table, comme j’étais, moi aussi, ce