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à l’autre qu’apparaît cette monstruosité... si bien que Tu anéantis, ô mon Dieu, presque toutes ces formes intermédiaires, comme pour vouloir, par un mystère plus grand, donner à la nature plus de gravité et mettant un voile sur le passé, diriger plus encore notre âme vers l’avenir.

Je vois en rêve, ô Seigneur, éclairées par la lune, ces nuits mélancoliques de la nature première et l’incohérence du règne des reptiles. Dans une crevasse, ô Seigneur, je vois ce premier saurien, où l’âme pense déjà dans ses méditations, à la tête d’oiseau, aux ailes d’Icare.

Or, il faut à l’âme qui s’avance sur cette terre, la parcourir d’abord à vol d’oiseau, pour posséder une connaissance synthétique de la nature, savoir comment coulent les fleuves, quelle est l’étendue des forêts, où mènent les chaînes de montagnes ? – Mais c’est par inspiration que, premier barde de l’Épopée de la genèse, le premier chef d’Israël sut qu’aux oiseaux fut donnée la primauté sur tous les autres animaux... que ce fut sur des ailes que s’élevèrent d’abord les âmes de la terre – pour examiner leur situation future, et faire ensuite de leur vol l’offrande, en vue d’une situation plus stable et mieux assise, apte à une domination plus complète sur terre.

Je souris maintenant, ô Seigneur, quand je vois, déterré, un de ces squelettes qui n’ont plus de nom dans notre langage d’aujourd’hui (ils sont, en effet, pour jamais effacés du cycle des formes). Je souris – quand je vois le premier saurien, au bec d’oiseau, une aile à la patte, partir comme Christophe Colomb, à la découverte du monde, afin de préparer un foyer à ces monstres pesants qui s’avançaient à sa suite, tondant l’herbe de prairies entières, dévastant d’immenses forêts pour en dévorer les feuilles et les branches.

Mais qui sait si, perdue par l’âme aujourd’hui, la faculté de produire la lumière ne faisait pas du quartier maître de ces monstres une lampe effrayante, brûlant au-dessus de la terre, dragon de feu, dont il reste encore maintenant dans l’esprit humain comme un souvenir voilé et rempli de terreur ?... Derrière ce dragon rampaient sur le sol, construits par l’âme et doués d’une ossature, ces vaisseaux effrayants – passionnés pour la vie, les yeux flamboyants dans l’attente d’un aliment, et prêts à dévorer la terre ; immense troupeau que par trois fois, Seigneur, Tu balayas sous les flots, et que jusqu’à présent, à notre crainte et notre mémoire, comme en trois cercueils, Tu nous as conservé, sous un triple drap de cendres.

Quelle âme, ô Seigneur, était-ce au cinquième soir, ce Noé qui ne laissa dans son Arche, pénétrer ni sauriens, ni éléphants immenses, mais rassembla les créatures qui sont maintenant en harmonie dans leur unité... ces formes qui préparèrent la figure humaine ? Ce mystère m’est fermé, ô mon Dieu ; j’y vois pourtant Ton vouloir personnel, et sur le monde, Ta main posée, dont Tu ne libéras la nature oppressée, en lui laissant ses propres lois, que