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de lamentations éternelles pour des yeux qui ne savent pas voir, car l’âme, après avoir par ses épreuves obtenu une forme plus parfaite, sentit sa dépendance de celle qu’elle venait de délaisser, la méprisa, et le plus souvent, comme le Kaïmite, elle s’étendit près d’elle, afin d’en ronger la cervelle et essuyer sa bouche sanglante avec les cheveux de sa sœur cadette. Ce fut le premier Caïnisme dans la nature, nuisible à l’âme plus élevée, parce qu’il l’unissait à une âme d’espèce inférieure ; or, à tes yeux, Seigneur, il n’y eut aucune brèche pour cela dans la chaîne des êtres, car par une mort plus hâtive des corps, l’élan spirituel de la vie acquérait un rythme plus rapide et la mort resta la loi des formes, reine des masques, des vêtements et des draperies de l’âme, et se trouve être, jusqu’à présent, fantôme sans pouvoir réel sur la création.

Tu le sais, ô mon Dieu, que je n’entrepris pas de décrire toutes les créations de la Nature ; car ce sera la tâche des siècles à venir que de retrouver les voies parcourues par l’Âme créatrice, les offrandes qu’elle Te faisait, ce qu’elle acquérait, ce qu’elle perdait, et ce qu’à nouveau elle récupérait. Cet enchaînement est actuellement mystère ; et l’Âme humaine serait terrifiée si tout d’un coup Tu lui dévoilais, Seigneur, toute son histoire. Il Te faudrait la tenir dans la main, comme un enfant, après avoir brusquement entr’ouvert sous ses pieds cet abîme de science et l’avoir éblouie des éclairs de Ta vérité.

C’est à peine si dans mes quelques pressentiments de la vérité, j’ai pu, errant, dans mes méditations sur Ton essence, prendre quelque jouissance à passer en revue les créatures qui se trouvaient autour de moi ; souvent un brin d’herbe, un oiseau qui chantait, perché sur une haie... Mais avec quelle joie, je voyais, ô Seigneur, qu’en moi toute chose se résolvait en cette conception unique de l’âme créatrice dans son évolution, tu le sais, ô Toi, qui sur ma bouche arrêtas mon âme et me permis de vivre quelques jours encore, occupé sans cesse de cet entretien continuel avec les mystères de la nature.

Je n’exposerai plus, Seigneur, aux regards de l’homme, ces autres royaumes et catacombes souterrains, où gisent enfouis à quelques coups de pioche à peine, les cadavres de la forme seconde, mais séparés du monde vivant d’aujourd’hui par toute la durée de siècles innombrables. L’Âme qui vivait en eux, en Toi se refléta, Seigneur, dans l’étrangeté de formes immenses et bizarres – telle un poète de génie grisé par le nectar des Dieux. Il y a dans toute forme comme le souvenir de celle qui la précéda, la révélation de celle qui va suivre, et dans leur ensemble la révélation de l’humanité, comme un rêve des formes sur les hommes. Pendant bien longtemps l’homme fut le but final de l’âme créant sur terre.

Tout est cependant dans le désordre et l’effort... Il semble que l’âme crée dans le désespoir, sans aucune conviction encore dans sa force créatrice ni sa propre puissance. C’est dans ses bonds d’un règne