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flots, attendaient la mort à l’endroit même où ils étaient nés, dans l’ignorance d’une nature plus lointaine. Mais dis-moi, ô Seigneur, quelles furent les prières que T’adressèrent ces créatures, quels désirs étranges et monstrueux furent les leurs ? Car je ne sais lequel parmi ces épouvantails informes, fut celui qui, sentant sourdre dans son système nerveux le mouvement et la tendresse, exigea un cœur triple ; Tu le lui donnas, Seigneur, puis ayant placé l’un au centre, tu mis les deux autres à ses côtés, comme des sentinelles – mais dès lors, l’âme qui s’incarna dans cette forme, dans ses trois cœurs, reçut de Toi, Seigneur, la joie de naître, mais dans trois cœurs aussi accepta l’appréhension et la douleur infligées par la mort. Dis-moi, quel fut ce martyr, qui, de deux de ses cœurs, Te fis le sacrifice, puis, n’en ayant gardé qu’un seul dans son sein, orienta toute sa force créatrice et sa passion vers la curiosité, pour créer ses yeux qui, dans les mollusques fossiles, frappent aujourd’hui par leur perfection et devaient, aux premiers jours de la genèse, briller au fond des eaux comme des escarboucles magiques, pour la première fois au fond des eaux révélés, pierres vivantes, mobiles et tournant sur elles-mêmes, pour observer le monde. Ils restèrent, depuis, toujours ouverts afin de devenir les lampes de la raison ; c’est maintenant seulement que fermés librement par ceux qui doutent, ils furent pour la première fois par les sceptiques, appelés traîtres à la raison, trompeurs à l’expérience. Ô mon Dieu, mais dans les Poulpes et les Seiches, je vois déjà la révélation du cerveau et de l’ouïe ; dans la nature sous-marine je vois entièrement réalisée comme une première esquisse de l’homme, tous nos membres déjà prêts et mobiles et destinés à s’unir un jour dans tout ce qui n’était alors qu’un corps en morceaux pénétré de terreur et d’effroi. Éprouvée enfin par sa lutte avec les vagues de l’Océan, l’Âme Te fit, Seigneur, l’offrande de ses trois cœurs ; de ses orbites rongées par ses pleurs de martyr elle arracha ses yeux, puis déplaça sa bouche qui naguère soupirait vers les cieux, pour la transporter et l’adapter sous ses pieds, afin que là, sous leur plante et multipliée au nombre de quelques centaines, elle pût tirer de la terre tous ses sucs et s’y tenir toute droite ; champignon zoophyte, âme paresseuse déviée de la voie du progrès, elle fit même le sacrifice de son système nerveux (et même celui-là) en échange du repos, d’une forme nouvelle, plus durable et moins douloureuse : mais Tu détruisis alors cette nature, mon Dieu, et de cet animal, qui ressemblait à un arbre, Tu fis un arbre.

Voici, ô mon Dieu, que dans l’âme ma chute se renouvelle encore. C’est sa paresse dans la voie du progrès, son désir d’un séjour plus long dans la matière, son souci de la durée et des formes commodes, qui furent et sont jusqu’à présent le seul péché de mes frères et des âmes, tes filles. C’est sous l’enchantement de cette seule loi que travaillent les soleils, les étoiles et les lunes. Malgré ses taches et se imperfections, lui serait-il même arrivé d’avoir détourné son visage des buts suprêmes, et si loin fût-elle de la perfection, toute âme