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LES ÉCUMEURS DE GUERRE

sette était très friande. Cela ne coûte pas cher à nourrir, un chat, mais pourtant c’était quelques privations de plus. Oh ! les gens de la maison lui avaient maintes fois conseillé de s’en débarrasser. Parbleu ! Si elle avait voulu la vendre, Grisette était si grasse et si rondelette, au poil si luisant, qu’elle en eût facilement trouvé trois ou quatre francs. Mais à cette seule pensée de Grisette, la douce et ronronnante Grisette, servie sur quelque table en gibelotte, le cœur de la bonne vieille bondissait en palpitations qui la rendaient malade. Elle avait toujours eu la passion des bêtes et surtout des chats. Combien d’abandonnés avait-elle accueillis dans sa vie ! Combien de malades avait-elle guéris !… Pour elle-même, elle se préparait de quoi manger pendant plusieurs jours, afin de ne pas être forcée de sortir, mais quand il s’agissait de renouveler la provision de Grisette, malgré douleurs et rhumatismes, elle descendait les étages, clopinait jusqu’à l’étal du boucher et remontait en soufflant et geignant à chaque marche. En 1918, Grisette fut malade. Elle lui fit des pansements délicats, la sauva. Et enfin, comme elle-même était assaillie de mauvais pressentiments et qu’elle se croyait près de la mort, prise de pitié pour le sort de Grisette lorsque sa maîtresse ne serait plus là… elle avait préparé un panier, y avait joint une lettre avec ses instructions détaillées et deux francs enveloppés dans une enveloppe. Si elle mourait avant Grisette, elle demandait que la chatte fût conduite chez un vétérinaire, qui la tuerait sans la faire souffrir…

Venait aussi la part de l’illusion, de l’imagination, de l’oubli quotidien de trop de soucis et de calculs méticuleux, la part du rêve et du cerveau, dans ce terre-à-terre douloureux où les plus petites choses se déformaient et s’exaspéraient au niveau des plus gigantesques, où d’infimes détails prenaient des proportions de catastrophe… la part du roman et des belles