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LES ÉCUMEURS DE GUERRE

avec son cortège de tristesses, d’humiliations et d’infirmités. Elle avait besogné jusqu’aux derniers jours, et tant que ce fut possible. Les soutaches n’allaient plus. Elle essaya d’autres travaux, mais ses doigts s’engourdissaient, s’enflaient. Une maladie des os se déclarait. Les mains devenaient informes. Tous les ouvrages de couture lui furent interdits. Elle chercha. On lui offrit des ménages. Il fallut y renoncer. Elle cassait trop. Tout ce qu’elle touchait glissait entre les nodosités de ses doigts. Elle eut peur devant l’effroyable vie qui se préparait, un abîme noir, sans espérance et sans lumière… De pauvres gens s’intéressèrent à elle… Comme elle était très propre et très intelligente, avec un doux visage avenant, que rendaient plus doux encore ses cheveux blancs — dont elle était très fière — on lui procura une place d’ouvreuse au théâtre Montmartre. Le théâtre Montmartre, en ce temps-là, jouait encore le drame, et la clientèle était fidèle et nombreuse. Elle y resta trois ans. Elle vivait. Mais les rhumatismes gagnèrent les jambes. C’était à peine si elle pouvait faire quelques pas, et, le matin, c’était un vrai supplice que d’aller faire ses provisions au marché ou le long des éventaires des marchandes des quatre-saisons. Il lui devenait presque impossible de se tenir debout. Il fallut quitter le théâtre.

Cette fois, elle n’avait plus d’autre recours que la charité.

Elle venait d’avoir soixante-douze ans…

Elle pensa qu’on l’accueillerait sans doute dans un asile de vieillards, mais un reste de fierté se révoltait en elle. Puis, autre chose que de la fierté : de la douleur. À la pensée qu’elle allait devenir un numéro, un lit, et qu’elle n’aurait plus son chez elle, et ses pauvres meubles qui étaient bien pauvres, mais qui étaient à elle, et sa chère indépendance, elle pleurait. Elle préférait être un peu plus malheureuse parmi les