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s’il allait plus loin, sa raison était perdue. Alors if comprit dans son entier le malheur du pauvre enfant.

Ce vieux curé est un homme simple et bon, et d’un grand cœur et d’une grande sévérité pour lui-même, comme tous ceux qui sont indulgents pour les autres. Il se reconnut donc coupable d’avoir ainsi recélé le poison qui avait tué une âme faite à l’image de Dieu. Il comprit que son devoir eut été de jeter au feu le livre damné qui lui tuait sa famille. Son premier mouvement fut d’aller se jeter aux pieds de son neveu, et de lui demander pardon, et d’implorer sa miséricorde ; mais son neveu le repoussa avec horreur. Alors, le dimanche suivant, avant la messe, les habitants du village réunis, le vieux pasteur se plaça devant l’autel. Bien que ce fût un joyeux jour de grande fête, l’abbé Gabriel était dans son costume noir de la messe des morts ; et voici comme il parla :

« Mes frères, dit-il, vous savez le malheur qui est arrivé au pauvre Julien, que vous aimiez tant. Dieu lui a retiré la raison ; il est encore de ce monde, mais il est mort à la prière, il est mort l’amour pour ses semblables, il est mort à toutes les douces émotions de la vie. Quelques-uns de vous, voyant sa bouche pleine d’écume, ont dit qu’il était possédé du démon. Ô mon Dieu ! Priez Dieu, mes frères : c’est un mauvais livre qui a perdu Julien ; ce livre qu’il a lu l’a brulé jusqu’aux entrailles. Mais ce que vous ne savez pas, ce qu’il faut que je vous dise à vous, mes enfants, qui respectez les cheveux blancs de votre curé ; ce que je confesse devant vous, ô mon Dieu, afin que vous jugiez si mon humiliation est aussi grande que ma douleur, c’est que ce livre infâme, qui brûle tout ce qu’il touche, qui flétrit tout ce qui l’approche, qui change en pierre tous les cœurs, ce livre qui obsède Julien, mon petit Julien, si honnête et si doux, et si bien fait pour la vertu, c’est moi, malheureux,