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la paille pour la vieille mule du logis, jusqu’au pain et au vin du maître. La maison du curé Gabriel était, au reste, une maison savante autant qu’opulente. Je ne crois pas pouvoir suffire à décrire toutes les richesses du second étage. La chambre du curé était remplie de gravures dans leurs cadres : on y remarquait, entre un beau Christ en ivoire et une Madeleine, une vieille petite épinette, dorée autrefois et encore entourée de sa guirlande de roses et de ses petits amours bouffis primitifs. Que de fois nous nous sommes amusés à jouer sur cette épinette les deux airs populaires : Ah ! vous dirai-je maman, ou bien J’ai du bon tabac ; et il fallait entendre comme le pauvre instrument grinçait sous nos doigts.

Mais la pièce la plus intéressante de la maison pour deux fougueux écoliers comme nous étions alors, c’était un vaste salon éclairé par une seule fenêtre, dont le bon curé avait fait sa bibliothèque. Que de livres, bon Dieu ! et que de gros livres ! Ils étaient venus au curé comme nous viennent les livres, les uns après les autres, car il y a entre les volumes reliés je ne sais quelle attraction qui les attire tous au même endroit ; il suffit d’en posséder quelques-uns pour en être bientôt encombré ; ils vous débordent malgré vous, ils envahissent toutes les places, ils sont les maîtres. Voilà à peu près l’histoire de la bibliothèque du bon curé : les livres lui étaient venus de toutes parts ; à chaque maison qui se vendait, le curé avait des volumes ; à chaque mort, il avait des volumes ; à chaque voyage, il avait de nouveaux volumes. Sa maison était devenue le dépôt général de tous les livres de la contrée ; et lui, il n’avait rien trouvé de mieux que d’aligner tout ce papier bon ou mauvais sans y regarder de trop près et de s’en faire une savante et poudreuse galerie qu’il montrait avec orgueil aux autres curés, ses voisins, avant le dîner, quand le dîner était en retard.