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tourner sur les bords sinueux de notre fleuve turbulent et vagabond, le Rhône, notre amour, notre passion, notre rempart, qui nous a bercés et endormis quand nous étions enfans. Et en effet voilà le Rhône : on l’aperçoit de loin aussi haut que le ciel ; il brille, il reluit, il éclate, il gronde. Me voilà, moi et mon pauvre Julien, lui dans les bras de sa mère, moi dans les bras de mon père et de ma mère, et fêtés tous les deux, je puis bien le dire, moi dont les parens sont morts. C’était dans le village à qui nous ouvrirait sa maison et son cœur ; car Julien et moi, au dire de tous, nous étions deux savans, deux phénomènes, deux Parisiens, deux grands hommes à venir : ainsi l’avaient décidé mon oncle Charles et son oncle Gabriel. Or l’oncle Gabriel de Julien était, comme nous, un savant, un latiniste, un homme qui lisait Virgile : il était, de plus, le curé d’un petit village du Rhône. Ce village, suspendu aux flancs d’un rocher calciné, au milieu des vignes et des pêchers, était le domaine, ou pour mieux dire le royaume du bon curé Gabriel. Vous pensez bien que le digne homme n’eut rien de plus pressé que de nous conduire tous les deux, Julien et moi, à son charmant presbytère, où nous devions parler latin tout à notre aise, lui et nous, où nous ne fumes occupés, nous, qu’à manger, à dormir, à grimper dans les montagnes, à écouter le bruit de la cascade écumante, lui, à visiter le pauvre, à dire sa messe, à lire dans son bréviaire, à être toujours le plus simple, le plus doux et le plus bienfaisant des curés de campagne, comme nous étions les plus écervelés, les plus indisciplinés des écoliers.

Je le vois encore, ce joli presbytère ; je vois la cour remplie de bois pour l’hiver, le rez-de-chaussée et son parquet de planches cirées, le grand jardin, moitié potager, moitié vignoble, qui fournissait tous les besoins de la maison, depuis