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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 8 JUILLET 1890




LES MÉMOIRES
de Jean-Baptiste Say.


Jean-Baptiste Say a eu en 1818 la pensée d’écrire ses Mémoires. Il avait alors cinquante et un ans. Il a préparé un cahier de papier, a rempli 18 pages et s’est arrêté. Il ne s’y est jamais remis ; je ne sais pour quelle raison. D’autres soins l’auront occupé sans doute ; il aura mieux aimé parler de la science à laquelle il avait consacré sa vie que de faire son propre portrait. À cette époque on n’avait pas encore le goût de s’analyser.

Les Mémoires finissent au titre du chapitre II et l’autobiographie ne dépasse pas la vingtième année de l’auteur.

Ces quelques feuillets jaunis par le temps, je les ai portés à l’Académie des Sciences morales et politiques, et je les ai communiqués à mes confrères. La lecture leur en a plu, à cause de la grâce et de la finesse du style. Les lecteurs du Journal des débats y auront peut-être aussi de l’agrément, et je leur livre avec confiance les vieilles pages écrites par mon grand-père, dans la pensée qu’ils n’y trouveront rien qui ne fasse aimer celui dont j’ai l’honneur de descendre et dont je porte le nom.

LÉON SAY.


CHAPITRE Ier.


« Quel contentement, disait Montaigne, me serait-ce d’ouïr quelqu’un me récitant les mœurs, le visage, la contenance, les plus communes paroles et les fortunes de mes ancêtres Combien j’y serais attentif ! »

C’est la lecture de ce passage de Montaigne qui m’a fait naître la pensée de mettre par écrit, dans des momens perdus, les principales circonstances de ma vie et la manière dont j’en ai été affecté. Je fais ce que je voudrais que d’autres eussent fait avant moi ; pourvu, cependant, qu’ils n’eussent pas enregistre dans leurs Mémoires des minuties trop peu dignes de fixer l’attention de leurs successeurs.

Le nom que je porte n’est pas commun. Il en a d’autant plus attiré mon attention quand il s’est offert à moi. Un milord Say fut grand trésorier de la Couronne sous le roi d’Angleterre Henry VI. Je ne sais si je descends de ce personnage ; mais je sais qu’il joue un rôle intéressant dans un épisode d’une tragédie de Shakespeare. Une émeute populaire a mis pour un moment le pouvoir dans les mains d’un nommé Cade qui fait amener en sa présence le grand trésorier, et lui reproche, entre autres crimes, d’avoir introduit l’imprimerie en Angleterre, d’avoir encouragé les savans, et fait bâtir une papeterie. Milord Say se défend d’une manière touchante ; ses expressions décentes et justes contrastent avec le langage grossier de ses ennemis qui de viennent ses juges, et le condamnent à perdre la tête, comme de raison. Un homme de la populace lui dit : « Tu trembles, l’ami. » Say répond comme a fait cinq siècles plus tard un autre homme de bien, Bailly, lorsqu’on le conduisait au supplice. « C’est de froid. »

Il est question, dans les Mémoires de Sully (liv. I), d’un gentilhomme, protestant, nommé de Sey, qui échappa au massacre de la Saint-Barthélemy en se retirant à temps de la cour. Mais, si l’on voulait me faire descendre de ce gentilhomme, je pourrais dans tous les cas me vanter que ma famille a bien dérogé, car dans ma descendance avérée je n’y trouve d’ailleurs que des hommes utiles, c’est-à-dire vivant d’une honnête industrie.

Mon bisayeul paternel nommé John Say était né en Angleterre. Il se rendit en Hollande pour y faire le commerce. On ignore les événements qui le déterminèrent ensuite à venir s’établir à Nîmes où il se maria[1]. Après sa mort, sa veuve, chargée de trois enfans, n’évita les perécutions qu’on exerçait contre les protestans qu’en se réfugiant à Genève. On garde encore dans ma famille la petite corbeille où elle emporta toute sa fortune.

Son fils, Jean Say, né en 1699, avait à Genève un commerce de draperie qui, sans l’enrichir, lui avait procuré quelque aisance. Il fournissait de la serge à toutes les maisons religieuses des pays circonvoisins, notamment à la Chartreuse de Ripaille, dont les moines l’invitaient quelquefois. Huguenot et ricaneur, il mangeait leur dîner, gagnait leur argent, se moquait d’eux, et resta leur ami ce qui fait honneur à son caractère[2].

Son fils fut mon père. Né en 1739, à Genève, il y fit d’assez bonnes études et fut envoyé ensuite à Lyon pour y apprendre le commerce dans la maison de mon grand-père maternel Castanet.

M. Castanet, né à Nîmes d’une famille protestante, était un négociant très éclairé, homme de sens et d’esprit, et jouissant d’une très haute réputation de probité. Il avait quitté une manufacture qu’il avait à Nîmes, pour établir une maison de commission à Lyon. Le commerce de cette ville avait alors un grand éclat ; mais M. Castanet était dépourvu de cette médiocrité d’esprit qui paraît nécessaire pour s’enrichir dans le commerce. Quiconque veut y faire une fortune assurée, doit n’avoir aucune autre pensée que celle du gain, doit en faire la méditation de ses nuits, le but de toutes ses démarches, et même de ses plaisirs. Mon grand-père portait ses vues plus loin. Il étudiait peut-être plus les résultats généraux du commerce que ses résultats prochains ; plutôt ses principes, sa législation et les usages des différens peuples que le parti qu’il en pouvait tirer. Dans les débats qui s’élevaient entre les négocians de la ville il était souvent pris pour arbitre, et les tribunaux lui renvoyaient la décision des cas difficiles. Dans une ville où le commerce est si étendu et si actif, l’attention qu’il donnait aux affaires des autres nuisait un peu au succès des siennes.

Cependant son commerce suffisait pour le faire vivre honorablement, lorsqu’il fut attaqué d’une paralysie qui lui ôta par degrés toutes ses facultés et mit quinze ans à le tuer.

Mon père avait épousé la fille aînée de M. Castanet ; et je suis né de ce mariage le 5 janvier 1767. Mes parens habitaient le quai Saint-Clair, sans contredit une des plus belles situations urbaines qui soient au monde. Les balcons de notre appartement dominaient ce beau quai par où Lyon communique avec les provinces de l’Est et avec la Suisse. Au delà de ce quai, le Rhône, large et fougueux, roule ses eaux souvent redoutables. Je jouis encore quelquefois des souvenirs de cette époque de mon enfance. On bâtissait alors le pont Morand, édifice considérable, quoiqu’en bois, dont chaque pile était dressée toute brandie et d’une seule pièce ; opération qui exigeait des efforts puissans et qui faisait accourir tout le monde aux fenêtres chaque fois qu’elle se renouvelait.

La promenade des Brotteaux et ses vastes plantations de mûriers, qui n’étaient point encore remplacées par des maisons, occupait l’autre rive du fleuve et n’était bornée que par les campagnes du Dauphiné que couronnait la chaîne des Alpes dont les sommités, couvertes de neige au plus fort de l’été, se perdaient dans un immense lointain.

Quoique les objets éloignés frappent peu les enfans malgré leur vue perçante, je vois encore les dentelures blanches de ces montagnes qui, dans les beaux jours, se dessinaient à vingt ou trente lieues de distance sur le fond bleu du ciel.

En ramenant nos regards vers la gauche, ils se promenaient sur la côte de la Croix-Rousse au pied de laquelle coulait le fleuve ; et, sur la droite, les quais du Rhône se prolongeaient aussi loin que la vue pouvait s’étendre.

Ce n’est point une belle ville que Lyon. Les rues en sont étroites, tortueuses, et les maisons plus élevées même que celles de Paris ; mais ces défauts disparaissent pour ceux qui parcourent ses quais qui sont bien bâtis, étendus, animés.

Mon père, qui avait continué la maison de commission de mon grand-père, profitait des momens de loisir que lui laissait son commerce pour me mener à des leçons de physique expérimentale que donnait à l’Oratoire le Père Lefèvre, oratorien. J’y pris goût à cette science et les notions que je commençai à puiser dans ces leçons m’ont été utiles depuis, soit dans mes travaux manufacturiers, soit en me fournissant des comparaisons propres à rendre mes idées plus sensibles.

À l’âge de neuf ans, on me mit dans une pension que venaient d’établir à une lieue de la ville, au village d’Écully, un Italien nommé Giro et un abbé Gorati. Leur plan rejetait quelques-unes des pratiques suivies dans les collèges et, en général, l’instruction magistrale d’alors ; leur entreprise, en conséquence, eut des persécutions à essuyer de la part de l’archevêque de Lyon, qui s’attribuait la surveillance de tous les établissemens d’éducation, et qui redoutait la pernicieuse tendance de l’esprit philosophique du siècle. Les noms de Washington et de Franklin commençaient à résonner à nos oreilles comme à celles de toute la France ; et l’on se vengeait sur de pauvres écoliers, de l’émancipation de l’Amérique. Les litanies à la Vierge et aux saints qu’on nous faisait réciter à genoux étaient si longues et si fastidieuses que je me trouvais mal et perdais connaissance presque toujours avant qu’elles ne fussent finies. On parvint ainsi à calmer le courroux de Monseigneur et à soutenir cette maison où l’on cherchait à rendre l’instruction plutôt agréable aux élèves que forte.

On nous enseignait l’histoire telle qu’on la trouvait dans les livres de cette époque, c’est-à-dire une fable convenue ; on nous enseignait la grammaire, la langue italienne assez bien, et le latin fort mal. Je peux dire comme Jean-Jacques Rousseau que j’étais destiné à apprendre le latin toute ma vie et à ne le savoir jamais. Du reste les deux chefs de la maison étaient bons envers leurs élèves ; ils soignaient les développemens de leur corps et de leur esprit, et j’ai conserve un tendre souvenir des soins qu’ils m’ont donnés. Hélas ! au moment où j’écris ceci, je ne puis songer sans un profond chagrin à la triste destinée de l’un d’eux. Giro était Napolitain. Lorsque son pays fut arrangé en république dans l’invasion des Français, l’amour de son pays se réveilla chez lui ; il y retourna, il fut patriote zélé, et devint l’un des cinq directeurs de la république napolitaine. On sait quelle fut la triste issue de cette révolution : les Français furent chassés de Naples en 1799. La reine Caroline, qui était le roi de fait, y rentra, une torche à la main, escortée par Nelson et par une autre furie, Milady Hamilton elle se baigna dans le sang. Mon ancien instituteur, après avoir occupé un poste aussi élevé, ne pouvait guère échapper à sa rage ; il fut pendu. Heureusement pour sa mémoire et malheureusement pour son pays, presque tout ce que Naples avait de gens recommandables par leurs talens, leur patriotisme et leur vertus, partagèrent son sort. Triste exemple des malheurs auxquels sont exposés les hommes éclairés au milieu d’un peuple qui ne l’est pas. Quoique nous ayons vu depuis en France de fâcheuses réactions, elles auraient été bien pires, si les réacteurs bourboniens l’avaient osé ; mais, quoique le gros de la nation française ne soit pas fort avancé, on a craint de se conduire au milieu d’elle comme on n’a pas craint de le faire à Naples ou en Espagne.

Je reviens à mon enfance et à Lyon.

Des événemens malheureux vinrent interrompre le cours, de mes études. Le commerce de mon père consistait à envoyer les soieries de Lyon dans l’étranger. Il les expédiait en Hollande, en Allemagne, en Italie et jusqu’en Turquie mais il restait garant, auprès des fabricans, de la valeur des marchandises ses débiteurs se trouvaient parsemés dans l’Europe et ses créanciers étaient à sa porte ; quelques années, peu favorables à la vente, l’exposèrent à des pertes considérables. Il fallut qu’il payât, n’étant point payé, et il se vit contraint de déposer, son bilan. Comme il était aimé et que sa probité était intacte, les arrangemens qu’il prit avec ses créanciers ne furent pas difficiles ; mais il avait une famille à soutenir, un nouvel état à choisir. Il se rendit à Paris où je ne tardai pas à le suivre avec ma mère.

Là il fit ce que l’on appelait alors le courtage de banque, en attendant qu’il obtînt une place d’agent de change en titre, et ses bénéfices furent tels qu’au bout de quatre ans il s’acquitta envers tous ses créanciers, paya même la part de ses associés dont il

  1. Jean Say, qui part de Londres pour s’établir à Nîmes, était né non à Londres, mais à Nîmes. Quand il a quitté la Hollande, il est simplement rentré dans son pays natal en France.

    J.-B. Say n’a connu exactement sa généalogie que par des papiers de famille, recueillis après qu’il a eu écrit ce que nous publions. Voici quelle est sa filiation :

    Robert Say, tailleur à Nîmes en ? Son fils Louis Say, marchand à Nîmes, va s’installer à Genève en 1694. Jean Say, né en 1699, fils de Louis Say, marié à Genève, a pour fils Jean-Étienne Say, né eh 1739, qui s’établit à Lyon et est le père de J.-B. Say.

  2. Il avait à Londres un frère, ministre du saint évangile ce frère, à sa mort, laissa une jolie fortune qui devint la proie d’une gouvernante et de quelques entours ; tellement que, lorsque mon grand-père se rendit à Londres pour recueillir cet héritage de son frère, il ne recueillit que la mortification de voir clairement qu’il lui était échappe. (Note de J.-B. Say.)