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Voyons, continuait notre manufacturier, s’ils ont été plus sages en dépensant 500 millions sterl. pour faire la guerre aux peuples du continent. Est-ce que cette guerre nous a valu de suffisantes indemnités en argent, en territoire ? En argent, non ! en territoire, oui ! elle nous a valu des colonies… Au moins avons-nous été dédommagés par un abaissement général des barrières douanières, de l’argent qu’on ne nous a pas restitué et des colonies dont on nous a fait don ? Au lieu de gagner des débouchés, nous en avons perdu. Avant la guerre, le vent soufflait à la liberté commerciale, nous avions conclu avec la France un traité de commerce qui promettait d’augmenter considérablement le chiffre de nos affaires avec ce pays, et, sans doute, la contagion de ce bon exemple aurait été rapide. Après la guerre tout s’est trouvé changé : non-seulement la France nous a fermé ses ports, mais nos magnanimes alliés eux-mêmes ont suivi l’exemple de notre ennemie ; ils ont renouvelé contre nous le blocus continental. Voilà à quoi nous a servi la guerre ! Voilà à quoi il nous a servi de dépenser 500 millions sterl. pour mettre le monde à feu et à sang ! Mais peut-être ne pouvions-nous éviter la guerre ? Peut-être n’étions-nous pas les maîtres de demeurer en paix au milieu de la conflagration générale de l’Europe ? Hélas ! nous sommes les premiers coupables ; si nous n’avions pas porté la guerre sur le continent, personne ne se serait avisé de vouloir la porter chez nous. De tous les peuples de la terre, ne sommes-nous pas celui qui a le moins à craindre d’une invasion ? N’avons-nous pas l’Océan pour rempart ? Pourquoi donc faut-il que les nobles lords qui ont la mission de diriger les affaires publiques soient pourvus d’un tempérament si belliqueux ? Ils nous ont donné, disent-ils, la gloire de Trafalgar et de Waterloo. Oui, mais 500 millions sterl., c’est un peu cher, même pour la gloire de Trafalgar et de Waterloo.

Ainsi raisonnait le Manchester manufacturer en examinant le chiffre de la dette publique. Encore, se disait-il, si toutes les nations qui sont nos concurrentes dans la carrière du travail avaient commis les mêmes fautes que nous ; si, comme nous, toutes s’étaient endettées en conquérant des colonies et en se livrant au triste passe-temps de la guerre, nous ne courrions point le risque de perdre notre rang sur le marché du monde. Quand un négociant a fait un faux calcul, si tous ses concurrents imitent son erreur, il n’a pas à redouter d’être supplanté par eux auprès de sa clientèle. Malheureusement, telle n’est point notre situation. Il y a un peuple qui, plus sage et plus habile que nous, a su observer une neutralité rigoureuse à l’époque où nous perdions notre temps et notre or à régler des affaires qui ne nous concernaient point, et desquelles nous n’avions aucun avantage à obtenir. Ce peuple a retiré le fruit de sa conduite prudente. En un quart de siècle il a décuplé sa population et centuplé ses ressources ; en un quart de siècle de paix et d’indépendance, il a accompli plus de progrès matériels et moraux que nous n’en avons réalisé en deux siècles d’intrigues et de guerres ; aujourd’hui ce peuple, né d’hier, mais qui a su s’occuper de lui-même pendant que nous nous occupions de nos voisins, ce peuple nous devance déjà dans la carrière du travail. Demain sa grandeur aura pour jamais débordé la nôtre. Et le Manchester manufacturer traçait cette comparaison pittoresque entre le peuple anglais et le peuple américain :

« Ceux de nos lecteurs qui ont connu le marchand de Londres d’il y a trente ans doivent se rappeler la perruque poudrée et la queue, les souliers à boucles, les bas de soie bien tirés et les culottes étroites, qui faisaient reconnaître le boutiquier de l’ancienne école. Si pressées et si importantes que fussent les affaires qui l’appelaient