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La plupart des grandes découvertes ont été d’abord traitées avec mépris, non par les ignorants, mais par les hommes spéciaux eux-mêmes.

Les commissionnaires de roulage de Rouen intentent un procès au chemin de fer. Ils se plaignent que par la réduction de ses tarifs la compagnie ait ruiné leur industrie. Voilà à coup sur, et à part les maux passagers causés par le déplacement des industries, le plus bel éloge qu’on puisse faire des chemins de fer. Nous l’avons déjà dit, le seul motif sur lequel puisse se fonder le monopole accordé à ces entreprises, c’est la réduction des prix de transport à un taux tellement bas, que toute concurrence devienne impossible. Si l’établissement d’un chemin de fer n’arrivait pas à un pareil résultat, il n’y aurait pas assez de blâme pour ceux qui permettraient leur construction, et qui laisseraient enfouir un capital immense dans une création sans but social.

Ce qui doit préoccuper le législateur, ce n’est pas que le chemin de fer abaisse les prix des transports, c’est au contraire que le public soit prémuni contre la surélévation de ces prix. Pour cela il importait, et c’est en effet ce qui a eu lieu, de fixer un maximum que dans aucun cas l’entreprise ne pût dépasser. Lorsque ce maximum est déjà basé sur les deux tiers, souvent même sur la moitié des prix ordinaires, c’est un avantage considérable pour le public, un avantage acquis et qui ne saurait, dans un temps limité et.surtout en présence de la dépréciation incessante des métaux précieux, avoir le moindre inconvénient. Mais toute diminution successive de ce tarif légal est un nouvel avantage pour le public, et les commissionnaires de roulage de Rouen le sentent bien, puisque dans leur citation ils accusent le chemin de fer d’avilir les prix. — Il leur eût mieux convenu sans doute que la compagnie, leur garantissant le maximum de ses tarifs, et stipulant pour eux une commission de 25 à 40 pour cent sur le tarif légal, les eût adoptés comme intermédiaires obligés entre elle et le public ; de cette façon, et c’est là base de leur raisonnement, la compagnie eût perçu le même prix qu’avec des tarifs réduits, et les commissionnaires eussent prélevé la différence entre ce prix réduit et le tarif. On ne dit pas ce qui est vrai pourtant, c’est que le public eût fait les frais de ce petit arrangement de famille.

La Chambre des pairs s’est occupée de la loi présentée par M. Legrand, sur la police des chemins de fer. Il va sans dire que la Chambre a renversé de fond en comble le projet du directeur. Parmi les monstruosités qui devaient d’abord y être introduites, se trouvait celle-ci : l’État se réserve le droit, après avoir autorisé les travaux et après leur achèvement, conforme aux plans autorisés, d’en ordonner la destruction, sans indemnité, et la reconstruction selon ses nouveaux plans. Ainsi, une compagnie présente ses projets pour un pont, un viaduc, un bâtiment ; les projets sont discutés ; ils arrivent devant le Conseil des ponts et chaussées, qui nomme une commission, laquelle fait son rapport. Ce rapport est discuté en séance générale ; les projets sont adoptés, la compagnie exécute. Puis, quand tout est fini, quand les millions sont dépensés selon les vœux du Conseil général des ponts et chaussées, selon ses modifications, ses plans, ses redressements, etc., ce conseil ordonne la démolition ; il prescrit une reconstruction, et il peut même de nouveau ordonner la démolition de la reconstruction, et ainsi de suite…

Quelle est l’intention qui a pu présider à une pareille invention ? On ne saurait penser, sans lui faire injure, que l’auteur du projet a pour but de ruiner outrageusement les entrepreneurs de grands travaux. La pensée serait une