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ANNÉE 1906

Rencontrer une personne illustre, un être sympathique, un pauvre original, avoir la science de tous les accueils, sentir en autrui le désir de l’avance, mais comme je ne parle pas, comme les toqués, pour le faire seule : passer, se taire. Haute école de self control, de non-spontanéité, de solitude et d’indifférence.

Nous avons deux morals, celui de la pleine conscience et du grand jour, et celui de la nuit, de la demi-conscience.

Pour moi tout va mieux, mes yeux font de tels progrès que dans deux ans, trois ans, je lirai sur les lèvres.

Saint-Just m’a été un premier résultat. J’ai appris à finir, j’ai fini un roman, et je m’y reconnais dans toutes les phrases, je les avoue toutes, c’est-à-dire que maintenant je sais faire ce que je veux. Il serait sans doute plus artiste de gémir sur la non-réalisation de « son rêve ». C’est une fanfaronnade que je n’aurai jamais. Je sais travailler, prévoir, mais non rêver. Pour moi, l’idée ne sera jamais plus belle que l’œuvre. Je ne sais ce qu’est une idée qui n’est pas une phrase, et la phrase écrite est toujours un progrès, un effort sur la phrase pensée. Donc je suis ce qu’on appelle en possession de mon talent. J’ai dans le corps de quoi travailler, je ne dis pas pendant quatre cents ans comme Delacroix, mais pendant six ou sept ans. Mon opinion est que tout se donne à qui sait prendre. Quel que soit le point d’où l’on parte,