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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

toute vie intérieure pour ne pas garder mortellement la nostalgie d’une journée de passerelle dans les allongeoirs de toile blanche, éventée jusqu’à l’ivresse, dans l’élan sur les onze nœuds forcés d’un long tangage, parmi la pureté des choses blanches, les tentes, les baleinières suspendues, les cordages secs et la mer plus à vous qu’une route ne l’est jamais. Car c’est une impression d’intimité, de clôture, qu’on ressent en pleine mer. C’est en somme en lointains, le minimum d’horizon, le même que dans la plaine. La montagne seule soulève le ciel pour nous. Mais on vit dans la montagne, tandis que la mer est sans humanité. On peut se retourner et dire à coup sûr : je suis seule ici, seule avec le voyage, la gaieté des vents.

Parler de l’amitié entre amis est un manque de goût, de tact même. Il faut éviter d’apprendre qu’on s’est livré plus que vous ne le demandiez. Il ne faut jamais préciser ce qu’on donne et il faut avoir la jalousie de son avenir, chose totalement ignorée des hommes. Ils ont l’étourderie de la constance et c’est beaucoup moins beau qu’on ne croit. Je ne veux pas être aimée de provision. Demain je veux séduire encore et veux qu’on me séduise. Se souvenir, c’est avoir pitié. L’amour est beau quand c’est une lutte, les adversaires d’égale force.