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journal de marie lenéru

ment hérétique, pélagienne, je crois ; je suis persuadée que la nature manque ou réussit les êtres de part en part. Opposer toujours la beauté morale à la beauté physique, c’est croire la première plus commune que la seconde et être moins difficile pour l’âme que pour le corps.


Vannes, dimanche 27 mai.

Je lis avec fièvre un article de Camille Bellaigue sur les neuf symphonies. La musique est une partie morte de moi-même dont je ne peux me détacher. Les noms de Bach, Beethoven, César Franck, Wagner me donnent des remous noirs. La surdité est une torture morale dont je n’ai pas encore vu le fond. Un aveugle perd son corps, un sourd son âme.

Le silence, à ce point-là, n’est pas un recueillement ; c’est un évanouissement et un vertige. Le moindre bruit me rendrait plus présente à moi-même que tout ce que je vois et je touche.

J’ai des journées d’apsychie et, si je n’ai même pas l’illusion de souhaiter mourir, c’est que je souffre partiellement la mort.

Des jours où l’impossibilité de vivre est flagrante, où suivre les doigts qui me parlent m’impatiente à sangloter, où lire me tue comme si je me lapidais d’autrui, où la solitude est la désagrégation dans le néant,