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JOURNAL D’UNE FEMME DE CINQUANTE ANS

lement. Alors les colonels étaient revenus de leurs régiments, où ils passaient quatre mois, moins le nombre d’heures qu’il leur fallait pour revenir à Paris, et ils se dispersaient dans les châteaux où les attiraient leurs familles et leurs amis.

Il y avait à Hautefontaine un équipage de cerf dont la dépense se partageait entre mon oncle, le prince de Guémenée et le duc de Lauzun. J’ai ouï dire qu’elle ne montait pas à plus de 30 000 francs. Mais il ne faut pas comprendre dans cette somme les chevaux de selle des maîtres, et seulement les chiens, les gages des piqueurs qui étaient Anglais, leurs chevaux et la nourriture de tous. L’équipage chassait l’été et l’automne dans les forêts de Compiègne et de Villers-Cotterets. Il était si bien mené que le pauvre Louis XVI en était sérieusement jaloux et, quoiqu’il aimât beaucoup à parler de chasse, on ne pouvait le contrarier davantage qu’en racontant devant lui quelque exploit de la meute de Hautefontaine.

À sept ans je chassais déjà à cheval une ou deux fois par semaine, et je me cassai la jambe, à dix ans, le jour de la Saint-Hubert. On dit que je montrai un grand courage. On me rapporta de cinq lieues sur un brancard de feuillages et je ne poussai pas un soupir. Dès ma plus tendre enfance j’ai toujours eu horreur de l’affectation et des sentiments factices. On ne pouvait obtenir de moi ni un sourire ni une caresse pour ceux qui ne m’inspiraient pas de sympathie, tandis que mon dévouement était sans bornes pour ceux que j’aimais. Il me semble qu’il y a des vices, comme la duplicité, la ruse, la calom-