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ait produits, quelques lacunes qu’on y relève ? Il nous semble que les lignes qui précèdent renferment un croquis très juste de Prud’hon. Il dessine et il peint sans regarder. Son modèle est en lui-même. C’est un acte d’intelligence, c’est une lecture intérieure, — intus legere, — qui est son génie. Ainsi font les poètes. Ainsi Dante a chanté Béatrix et Francesca di Rimini Michel-Ange, Vittoria Colonna ; Pétrarque, Laure de Noves, muses disparues et toujours visibles, voix éteintes et puissantes parce que l’âme des poètes ne sait pas guérir et garde avec orgueil les glorieuses cicatrices d’un amour idéal.

S’il convient de dire de Prud’hon c’est un poète, Bonington veut qu’on l’appelle le peintre. Il eut comme Prud’hon sa passion maîtresse. Il vécut d’un amour élevé. L’art a rempli toute sa vie. Il est mort consumé. « Il travaillait trop, il étudiait toujours », a dit Thoré. C’est son art qui l’a tué à l’exemple de ces jeunes maîtres dont les noms sont synonymes de gloire et de deuil précoce, Lucas de Leyde, Paulus Potter et cent autres. Entre tous, Bonington meurt le plus jeune, comme si la maturité rapide du génie était inconciliable avec une existence prolongée, de peur que l’humanité ne se décourage en face de ces hommes supérieurs pour lesquels la caducité des choses d’ici-bas cesserait d’être. Soit. Ne plaignons pas cet adolescent plus grand qu’un homme. Mieux vaut redire sur lui les vers du poète ;


Meurs donc ! ta mort est douce et ta tâche est remplie.
Et puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,
Il est d’une grande âme et d’un heureux destin
D’expirer comme toi pour un amour divin


Mais si attachant que soit le souvenir de Bonington, les amis personnels de Gigoux ne nous permettent pas de nous attarder à l’évoquer. C’est Jules Janin qui nous appelle, Jules Janin dont Sainte-Beuve a dit « Il s’est fait un style qui, dans ses bons jours et quand le soleil rit, est vif, gracieux, enlevé, fait de rien, comme ces étoffes de gaze, transparentes et légères, que les anciens appelaient de l’air tissé, ou encore ce style prompt, piquant, pétillant, servi à la minute, fait l’effet d’un sorbet mousseux et frais, qu’on prendrait en été sous la treille. » Jules Janin habitait alors auprès de sa vieille tante morte à quatre-vingt-treize ans. Gigoux ne tarda