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que le dimanche. Pendant toute la semaine, il vivait dans son atelier. Dès huit heures du matin, le peintre était à son chevalet ; il ne s’interrompait qu’à onze heures. On déjeunait. A une heure, on remontait ; et, si l’artiste faisait un portrait, son modèle, entré en séance à huit heures et qu’il avait retenu à déjeuner, reprenait sa place sur le siège élevé de l’atelier. A trois heures, le peintre, présumant que le modèle pourrait être fatigué, lui rendait sa liberté, mais lui ne cessait pas pour cela de travailler. Il se remettait alors à quelque figure nue, d’enfant ou de jeune fille, la nature étant le livre de toute révélation pour les vrais artistes. C’est ainsi que je l’ai vu mener de front, pendant l’été de 1882, un portrait, une figure’ d’Isimaël et une Source aux lignes horizontales et sinueuses, telles que peut les décrire, dans son cours apaisé, quelque ruisseau familier des campagnes du Doubs, fréquenté par Gigoux aux jours lointains de son enfance robuste et vagabonde.

Les heures passées dans l’atelier du maître ont été pour moi d’un charme inexprimable. Nos entretiens ne tarissaient pas. Jamais, cependant, l’artiste ne se laissa distraire par la parole de l’interlocuteur. On peut dire de lui, quand il était à l’œuvre, ce qu’Edgard Poë a dit du peintre qu’il met en scène dans son histoire étrange, le Portrait ovale « Passionné, studieux, austère, il a trouvé une épouse dans son Art. »

Mais l’art est la manifestation du beau. Et qu’est-ce que le beau ? La splendeur du vrai. L’artiste est donc inondé de vérités splendides, de joies élevées et intenses qui donnent à tout son être de vivre dans les sphères supérieures. Ce sont ces joies qui suspendent pour l’homme d’intelligence, le cours normal des années, ce sont elles qui lui font goûter le bonheur de vivre et qui donnent à son âme je ne sais quel reflet de cette jeunesse éternelle qui est l’attribut de Dieu.

Ces réflexions naissaient d’elles-mêmes chez ceux qui entendaient Gigoux parler de la vie, cette coupe dont le vin n’a jamais rien perdu de sa force entre ses mains. « La vie est si belle pour qui sait l’employer, disait-il un jour devant nous, qu’il faut plaindre ceux qui ne jouissent pas d’un pareil trésor dans l’honneur et le travail. Quoi de comparable à la nature qui se déroule sous nos yeux ? » Longus, également épris de la nature, avait dit dans sa