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de l'équilibre du sens commun. De là le germe de l'esprit de système ; ce germe s'est développé hardiment dans les puissantes intelligences, qui ont été fortement exclusives, parce qu'elles ont été fortement réflexives ; il se développe à peine dans la masse du genre humain, et c'est pourquoile sens commun y garde tout son empire. Et cependant là même, son influence se manifeste dans ces oscillations que subit l'opinion universelle d'un siècle à un autre, et qui, sans altérer sa fixité, ne la laissent jamais immobile.

Telle est l'origine de la philosophie, mais quelle est celle du sens commun ? D'où vient cette mystérieuse instruction que tout le monde porte en soi et que personne ne se souvient d'avoir acquise, si étendue qu'elle contient et dépasse toutes les doctrines philosophiques, si pleine d'autorité qu'elle les juge et leur survit, et, en même temps, si obscure que l'humanité qui la possède est forcée de la rapprendre? Nous touchons au fond même de la question, et nous n'invoquerons pour la résoudre ni les souvenirs de Platon, ni les idées innées de Descartes, ni les formes de l'entendement de la philosophie kantienne. Un fait bien simple de la nature humaine explique tout le mystère.

Il y a longtemps qu'on a remarqué la différence qui existe entre voir et regarder, puisque toutes les langues ont deux mots pour exprimer ces deux modes de la vision. Dès que mon oeil est ouvert sur le monde extérieur, tous les objets qu'il embrasse se manifestent à moi en même temps et sans que je m'en mêle. Dans cette vue passive et totale est contenu tout ce que je puis connaître de la scène qui est devant mes yeux ; mais tout y est contenu confusément et obscurément, parce que je n'ai pas encore regardé. Or, que fais-je, quand je regarde?