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dévore le cœur. Malgré toutes les belles qualités dont on étale pompeusement les noms sur ces théâtres, il est très-vrai de dire qu’on y voit moins des événements déplorables que des personnages mal nés. Aussi on les plaint peu, ou, si on les plaint, on les plaint mal.

Quelques-uns ont dit : « la vie humaine est « une toile noire où se mêlent quelques fils « blancs " ; d’autres : « c’est une toile blanche « où se mêlent quelques fils noirs. » dans ces romans, la vie humaine est une toile rouge et noire ; le mal y est seul, ou n’est mêlé que de mal.

Qu’on se représente une terre qui dévore ses habitants ; un ciel sans astres, où l’on ne voit que des éclairs ; un sol brûlé, où ne tombe aucune rosée ; enfin, un horizon d’airain, où les noms des plus belles choses retentissent en grondant, avec un son lugubre et creux : voilà le pays des romans. J’ai remarqué qu’un des plus beaux mots de la langue, le mot bonheur,

y résonne comme sous les voûtes infernales ; celui de plaisir y est affreux. Il s’exhale de leurs pages une sensibilité malsaine et fausse. La jeunesse y apparaît comme un âge de feu, dévoré par sa propre flamme ; la beauté, comme une victime toujours destinée aux couteaux ;