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ABANDONNÉE

effet, avant que les derniers préparatifs fussent terminés, Juana, sa fille adoptive et les gymnastes dormaient sur leurs sièges.

— En route ! s’écria le saltimbanque, vers 4 heures.

Il avait fermé toutes les fenêtres, afin qu’aucun œil indiscret ne pût rien distinguer à l’intérieur.

Et la lourde roulotte s’ébranla, sous les efforts courageux de Pierrot, le petit cheval blanc, qu’un repos de dix jours avait rendu vaillant.

À quelque distance de la petite ville, Marcello avisa un carrefour. Comme sur tous les chemins bretons, une croix élevée sur un piédestal aux marches de pierre en marquait l’un des angles.

— Je l’ai trouvée au pied d’une croix, je l’abandonne sous le même signe, ricana le bandit. Qu’il lui soit propice !

Il plongea son regard d’oiseau de proie tout autour de lui et ne vit rien de suspect. Il arrêta sa voiture, prit la petite malade entre ses bras et l’enveloppa d’une mante ; il lui en rabattit le capuchon sur la tête et la descendit du véhicule sans qu’elle eût fait un mouvement.

— Celle-là dort bien, fit-il, et les autres aussi : la chance est pour moi.

Sans une émotion, sans que ses gros yeux striés de sang comme ceux d’un loup fussent traversés par une lueur attendrie, il déposa la malheureuse petite sur la pierre dure, et remonta froidement en voiture, sans un dernier regard vers sa victime ni vers le Christ qui étendait maintenant ses bras miséricordieux sur l’abandonnée.

— Allons, Pierrot !… fit-il en faisant claquer son fouet.

Mais à peine se fut-il éloigné de quelques mètres que la porte de la roulotte s’ouvrit violemment, et une main se posa, pesante, sur son épaule. Il se retourna : Juana, les yeux étincelants, pâle d’un émoi extrême, était devant lui.

— Où est Bianca, misérable ? balbutia-t-elle, en faisant des efforts pour lutter contre cette envie de sommeil qui la dominait encore.

Pour toute réponse, il allongea au cheval un maître coup de fouet qui lui fit prendre le galop. Mais la jeune femme, avec une force décuplée par son désespoir, saisit les rênes et l’arrêta net.

— Réponds, bandit, ou je te dénonce !

Marcello eut peur.

— La paix, femme ! dit-il. Cette enfant était un sujet de trouble entre nous, je l’ai jetée sur la route, comme je l’y ai trouvée un jour.

— Infâme ! menteur ! clama Juana. Retourne la chercher, ou, je te le jure, je me rends à la gendarmerie et je déclare tout.

La fureur et la douleur qui l’animaient avaient complètement vaincu le narcotique, elle était parfaitement maîtresse d’elle-même.

Le saltimbanque vit bien qu’il fallait compter avec elle. Il regarda encore à droite et à gauche, et aperçut à travers les arbres un petit groupe formé par deux enfants qu’une femme, leur mère sans doute, roulait dans une petite voiture.

— Ne te désole pas, Juana, dit-il ; vois cette personne qui se dirige vers la croix, elle va sans doute recueillir Bianca. Que pouvais-tu lui donner ? La médiocrité, et un métier qu’elle n’aime pas, qu’elle n’aimera jamais !… Alors que regrettes-tu pour elle ?

— Descendons, suivons cette femme, et si elle semble s’occuper de la pauvre enfant que tu sacrifies à la jalousie, j’accepterai ce qui est fait. Que puis-je, en effet, pour elle !…

— Mais tu veux donc nous faire prendre !…

— J’ai dit ! Obéis, sinon je te dénonce.

Marcello haussa ses grosses épaules, puis, poussant sa roulotte sous une futaie épaisse où elle risquait moins d’être aperçue, il en descendit avec sa femme.

Dans l’intérieur, rien ne bougeait ; la fillette et le clown dormaient, profondément.

Comme deux coupables, ils se traînèrent d’arbre en arbre, afin de se mieux dissimuler, et arrivèrent bientôt à une certaine distance du calvaire : de là ils pouvaient voir, sinon entendre, tout ce qui allait se passer.

La femme s’avançait rapidement vers la croix. Elle paraissait jeune et portait avec distinction le costume si coquet des paysannes des environs de Lorient : la petite coiffe brodée, la robe droite, au corsage et à la longue jupe ornés de larges velours, le col de mousseline blanche et le grand tablier à piécette.

Les enfants, une fille et un garçon, semblaient avoir de quatre à six ans.

Elle s’arrêta près de la croix, et, quittant la voiturette, elle s’approcha de l’abandonnée, toujours enveloppée dans sa longue cape.

— Tu vois, Juana, la petite va être recueillie. Viens maintenant.

— Non ! Je demande plus encore : je veux qu’elle la relève, Je veux entendre ce qu’elle lui dit.

Un air attendri sur sa douce physionomie aux grands yeux bleus et tendres, à la bouche fraîche, la jeune paysanne soulevait l’enfant et disait d’une voix caressante :

— Pauvre chérie ! comme elle est pâle ! Elle semble bien souffrante. Mais pourquoi ce sommeil profond ? Si je ne sentais pas la tiédeur de son petit corps et les battements de son cœur, je la croirais morte. Ouvre les yeux, petite mignonne, et dis-moi qui t’a laissée au pied de cette croix comme un pauvre oiselet tombé du nid ?

Et elle l’embrassa.

Sous cette caresse, Bianca ouvrit les yeux, mais les referma, comme effrayée.

— N’aie pas peur, ma jolie, reprit la jeune femme. Si quelque méchant t’a abandonnée, je te prends, moi, tu deviendras la sœur de mes petits.

L’enfant était retombée dans son lourd sommeil.

— On a dû lui faire prendre un narcotique pour l’endormir afin de mieux la perdre. Quels misérables ont pu commettre un crime aussi affreux ? Oh ! Dieu les punira ! s’écria la jeune mère.

Juana étouffa un sanglot.

La paysanne reprit son monologue.

— Ces baraques de forains étaient nombreuses sur la place d’Alsace-Lorraine pendant la foire ! Mais leurs enfants n’ont pas ces vête-