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ABANDONNÉE

ment observer et juger. Or, d’après son intime conviction, le comte aimait sa famille, et, en mère tendre, elle s’en réjouissait.

Un seul point noir à cet horizon qu’elle voyait si rose : le départ de sa sœur. Mais comme tous les dévoués, elle s’efforçait de n’y pas songer, voyant avant tout la félicité de Paule.

La jeune femme s’installa, en effet, dans le petit salon pour achever le grand col qu’elle brodait à Mireille. C’était un superbe dessin Renaissance qu’elle avait formé à l’aide de fins lacets reliés par des points à jour.

Ce travail ne put la retenir longtemps, il ne l’absorbait pas assez ; les pensées sombres affluaient en son cerveau.

Elle se rejeta sur la musique, et se plaça devant le piano. Mais sonates et concertos ne firent que l’attendrir. Quant au chant, elle ne l’essaya même pas, sachant bien que les pleurs jailliraient dès la première parole, et elle ne voulait pas les laisser couler.

— Faisons une promenade, se dit-elle, avec un sourire résigné.

Elle prit sa grande ombrelle et s’enfonça sous les ombrages du parc. Instinctivement attirée par les souvenirs du passé que sa tristesse présente amenait tout naturellement à son esprit, elle passa encore ce petit pont jeté sur le Scorff, et pénétra dans l’enceinte du château détruit.

Elle s’assit à sa place accoutumée, sous le chêne aux feuilles dentelées, d’un vert tendre. Un rouge-gorge placé à l’extrémité d’une branche y chantait éperdument. De frêles anémones d’or, des pâquerettes rosées frissonnaient à ses pieds à demi cachés dans l’herbe déjà haute.

L’heure était délicieuse sous ces rameaux qui tamisaient les rayons ardents du soleil de l’après-midi. En tout autre moment, Paule en aurait goûté le charme, mais cette idée du mystère était trop tenace en elle. Car une autre préoccupation en avait surgi.

Si M. de Peilrac continuait à résider à Pont-Scorff, quelles conversations malicieuses cette présence si près des Magnolias n’alimenterait-elle pas ?

Paule savait que l’on s’était déjà occupé du comte et d’elle dans leur entourage.

Un matin qu’elle s’était rendue au moulin afin d’y apporter un remède pour le petit Jean qu’un mal de gorge retenait au lit, la mère de l’enfant lui avait parlé très nettement de son mariage prochain avec le père de Mireille.

— Ah ! notre demoiselle, combien j’en serais heureuse ! avait-elle ajouté. Vous êtes si seules, si isolées aux Magnolias ! Puis M. le comte est beau, riche, et enfin vous aimez sa fille quasiment comme la vôtre.

Paule, atterrée, avait laissé Catherine parler sans avoir la force de l’interrompre.

— Qui vous a raconté cette belle histoire ? lui demanda-t-elle enfin.

— On en causait chez la buraliste de Cléguer, et on ajoutait que M. de Peilrac ne pouvait mieux faire, ni vous non plus.

— Vous aurez l’obligeance de démentir ces faux bruits, Catherine ! M. de Peilrac partira très prochainement pour sa propriété de Bayonne, et moi je ne songe nullement à quitter ma sœur.

— Ah ! c’est bien dommage, Mademoiselle. C’était pourtant un bien beau mariage !

Malgré l’ennui d’une pareille découverte, Mlle de Montscorff avait eu un pâle sourire pour l’air désappointé de sa meunière.

Elle savait combien ces braves gens les aimaient et n’y trouvait qu’une preuve d’intérêt, non d’indiscrétion.

Mais à cette heure elle se voyait encore le point de mire des indifférents, des oisifs, des malveillants peut-être, et sa fierté en souffrait.

Pendant qu’elle se livrait à ces réflexions chagrines. M. de Peilrac entrait au château.

Lorsque Thérèse, la femme de chambre, lui eut dit que ces dames, hors Mlle Paule, étaient, à Lorient, son visage eut une rapide contraction d’ennui. Il venait à Montscorff pour entretenir la jeune femme de ses projets, mais c’est du gracieux intermédiaire de Mireille qu’il comptait se servir. Il voulait la placer entre Paule et lui : aurait-elle pu le refuser ? C’eût été repousser en même temps cette enfant si chère.

Comme tous les cœurs qui aiment vraiment, Roger devenait timide ; il doutait maintenant de cette affection qu’il avait cru lire dans les yeux francs de Mlle de Montscorff.

Quand Thérèse ajouta que Mlle Paule se promenait dans le parc, un élan irrésistible le porta vers elle. Ayant entrevu sa robe blanche derrière les arbres, il se dirigea du côté des ruines du vieux château.

Absorbée dans ses méditations, la jeune femme ne l’entendit pas marcher sur l’herbe douce, et il put la contempler quelques instants, attendri et charmé.

Qu’elle était gracieuse en cette pose rêveuse ! Sa blonde tête s’auréolait d’un rayon et ses mains fines effeuillaient distraitement quelques brins de clématite sauvage.

Ainsi profilée sur la verdure des vieux chênes, elle semblait une toute jeune fille se reposant tout simplement d’une course trop longue, sans songer à rien. Nul n’aurait pu dire qu’un océan de pensées se heurtaient sous ces cheveux d’or.

Le comte, redoutant d’être surpris dans cet admiratif espionnage, s’avança vivement, et son ombre se projetant en avant, Paule se tourna vers lui. Elle retint un cri de surprise, et une teinte rose lui monta aux joues. Comme elle se levait à demi, dans son embarras extrême :

— Ne vous dérangez pas, de grâce, Mademoiselle ! lui dit Roger. Je regrette de m’être présenté à vous aussi brusquement ; je vous ai effrayée ?…

— Nullement, Monsieur ! fit-elle, reprenant assez d’empire sur ses nerfs pour se dominer complètement.

Et c’est avec cette aisance que donne l’habitude du monde qu’elle continua :

— Mireille est à Lorient avec ma sœur et Yvonne. Je devais rester au château afin de terminer ce col brodé que je lui destine, et voyez comme je m’en occupe !…

Elle riait doucement, en montrant ses dents, qui éclataient, si blanches, entre le corail de ses lèvres.