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ABANDONNÉE

Et cette fois encore l’apaisement se fit dans son âme sous ces frondaisons printanières où chantaient les oiseaux, où bourdonnaient dans les fleurs tous ces infiniment petits qu’un rayon fait éclore.

Au retour, elle s’arrêta sur l’emplacement de leur ancienne demeure, où la nature avait repris tous ses droits. Des arbres avaient même poussé là où jadis étaient les vastes salles de fêtes et de réceptions, qui réunissaient les plus grands noms de la Bretagne. Le Scorff se divisait en deux branches et enserrait le vaste espace d’une ceinture d’argent ou d’azur, selon l’état du ciel.

Un petit pont jeté sur la rivière remplaçait le pont-levis d’autrefois. Paule le passa, et, s’asseyant sur un pan de mur que le lierre avait revêtu, elle reprit malgré tout sa mélancolique rêverie.

Sa sœur aussi avait souvent rêvé en se promenant dans ces lieux qui lui rappelaient les chers disparus, dont elle relisait souvent l’histoire écrite par son aïeul. Elle aurait désiré relever les sept tours à créneaux du beau château familial, afin de les voir se mirer dans le Scorff, comme une estampe les représentait en ce manuscrit qui avait la place d’honneur dans la bibliothèque.

Il lui aurait été doux de terminer ses jours là où ses ancêtres avaient aimé, avaient souffert.

— Mais ce rêve-là se terminera comme les miens, se disait Paule, qui y pensait à cette heure, il sera dit que les dernières des Montscorff mourront sans avoir pu réaliser un seul de leurs souhaits.

Et un sourire navré errait sur sa bouche qu’un pli douloureux marquait parfois, ce pli que l’on rencontre chez ceux qui ont eu beaucoup de peines morales.

La fleur des saines tendresses s’entr’ouvrait pour la seconde fois dans son cœur et elle, ne pouvait lui laisser encore sa pleine éclosion ; elle devait même l’arracher avant qu’elle eût pris de trop profondes racines. Et cette fois, elle le sentait, il lui serait plus difficile d’oublier.

L’amour qu’elle avait pour le comte était augmenté de l’affection profonde vouée à Mireille ; l’une avait entraîné l’autre. Et une désolation sans borne s’emparait encore de tout son être à la pensée du départ qui la priverait de ces deux tendresses.

La salutaire influence de cette promenade en pleine forêt s’atténuait peu à peu sous la songerie amère. Et Paule se serait volontiers écriée avec le grand poète dont les admirables vers avaient aussi ses préférences :

Mon cœur lassé de tout, même de l’espérance !…

La pensée de sa sœur la fit se relever de cet accablement qui l’avait jetée sur le mur en ruines.

— Allons, se dit-elle, je ne dois pas m’attendrir sur moi-même, si je veux réagir contre mon pauvre cœur. Irène s’apercevrait de mes nouveaux tourments, elle s’en désolerait sans s’en consoler : à quoi bon !

Je ne ferai plus de vœux, puisque je n’ai pas l’espoir de les voir se réaliser.

Elle se promit de reprendre ses longues courses à cheval qui l’empêcheraient de penser et lui donneraient le sommeil : la perspective de ces nuits d’insomnie qu’elle avait déjà traversées l’affolait.

Et l’esprit plus calme elle regagna le manoir.


CHAPITRE VII

ENTRE LA MORTE ET LA VIVANTE


Le comte de Peilrac était aussi en proie à ces pensées qui torturaient Mlle de Montscorff. Il n’avait pu vivre pendant des mois à ses côtés sans être enveloppé de son charme, surtout ayant au cœur cette reconnaissance immense qu’il ne pouvait reconnaître ; au contraire, puisqu’il allait la payer en lui enlevant Mireille, l’adoptée de son âme.

Et ce sentiment nouveau qui peu à peu s’emparait de lui, l’angoissait autant qu’il le faisait heureux.

Quoi ! l’image de cette Marie si tendrement chérie était déjà remplacée par une autre ! Après avoir pensé mourir de désespoir en la voyant retomber sur son lit pâle et froide à jamais, il pouvait songer à une seconde femme !

Il faisait plus que d’y songer, il l’aimait, il le sentait à tout l’enivrement de son être quand il pouvait la voir, lui parler ; quand il se rappelait les caresses de sa voix et de son sourire, les tendresses de ses grands yeux d’azur.

Ah ! Paule n’avait pas à craindre la pitié de Roger ; c’était bien de l’amour qu’il ressentait pour elle !

Et son trouble s’était encore augmenté en le supposant partagé par la jeune comtesse. Ces rougeurs qui envahissaient parfois ses joues, le tremblement de ses doigts quand il lui tendait les siens, cette fuite lorsqu’elle sentait qu’elle allait se laisser deviner, autant d’indices qui montraient à Roger que leurs sentiments étaient les mêmes.

Tout attirait la jeune femme vers lui, tout l’attirait vers elle ; et Mireille était le doux trait d’union qui les reliait l’un à l’autre.

Lorsque le comte songeait à cette réciprocité dans la solitude de sa demeure, un flux de sang jeune et ardent lui montait au cœur, mais il s’y glaçait et le laissait désespéré.

Une diaphane silhouette semblait glisser alors vers lui ; elle se précisait, ses yeux clairs avaient un reproche, et sa bouche blêmie murmurait :

— Déjà !…

Et le malheureux Roger, l’âme désemparée, se cachait la tête entre les mains, et de nouveau de cruels déchirements le faisaient horriblement souffrir.

Et cependant, dans son infinie compassion pour l’époux tant aimé qu’elle allait laisser si seul, Marie ne lui avait-elle pas fait promettre de se remarier ! Il croyait encore entendre ses paroles : « Ne reste pas dans l’isolement ; choisis une compagne douce et tendre qui me remplace. »

Oui, c’est ainsi qu’elle avait parlé ; mais elle ignorait alors qu’il retrouverait sa fille. Avait-il besoin de contracter une seconde union puisque Mireille lui avait été rendue !