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ABANDONNÉE

d’aller s’enfermer dans un monastère pour y pleurer sa vie !

Elle paya sa dépense, et sortit pour se diriger vers Lorient. C’est là qu’elle trouverait une voiture qui la conduirait au château de Montscorff sans éveiller les soupçons.

L’aubergiste la regardait disparaître et murmurait :

— Pauvre femme ! elle a l’air d’une égarée. Le chagrin sans doute ! Elle a dû perdre mari et enfant.

La digne hôtesse ne savait pas être si près de la vérité.

Bientôt Juana était sur la route de Cléguer. Arrivée au bourg, elle dit au cocher de l’attendre, puis, se faisant indiquer le château de Montscorff, elle descendit le chemin si pittoresque, bordé de toutes les fleurs charmantes que le printemps avait déjà fait éclore.

Une crainte tourmentait la triste veuve : l’apparition vengeresse du père de Mireille. Elle voulait bien revoir sa douce chérie, s’emplir les yeux de sa chère image ; si elle pouvait seulement embrasser ses petites mains caressantes, elle partirait moins désespérée pour son Espagne, où elle avait résolu de terminer ses jours désolés à l’ombre d’un couvent, mais non le père, qui pourrait lui jeter le crime de Marcello à la face. Oui, il avait été épouvantable, cet attentat, mais celui qui avait eu la barbarie de le commettre était mort, et Juana ne voulait pas d’insultes sur sa mémoire.

Elle gagna une prairie parsemée de pommiers en fleurs où les merles sifflaient, où le Scorff coulait en chantant entre des rives étoilées d’iris d’or. Le ciel avait revêtu son azur de fête ; des nuées blanches, telles de vaporeuses dentelles, y passaient rapides.

Une paix bienfaisante à l’âme de la désolée tombait de toutes ces choses radieuses, et la brise embaumée qui se jouait dans les fleurs rafraîchissait son front brûlant qu’elle avait découvert du crêpe sombre.

Sur un pont de bois traversant la rivière, elle aperçut soudain deux femmes en robes claires et s’arrêta, le cœur palpitant. Les promeneuses se dirigeaient vers elle, et bientôt elle poussait un cri où il y avait de l’amour, de la douleur, de l’effroi, en reconnaissant Mireille appuyée câlinement au bras d’une jeune femme.

À cette exclamation, une autre y répondit, vibrante, et l’on y devinait aussi une affectueuse allégresse.

— Juana !…

Et, quittant Paule, l’enfant se précipita dans les bras tendus si follement vers elle.

— Ma bien-aimée !… Ma petite fille ! Je te revois, enfin !…

— Ô mère ! Je t’attendais toujours ; je savais bien que tu serais revenue !

Juana l’éloigna d’elle pour la mieux admirer dans cette robe blanche aux velours noirs qui avait remplacé la sévère toilette de deuil, après ces quelques mois écoulés.

— Que tu es belle ! reprit-elle extasiée. Tu as recouvré la pleine santé.

Mlle de Montscorff, à qui M. de Peilrac avait dévoilé le secret de l’enlèvement, ne voulait pas troubler d’un mot ces épanchements. Elle ne quittait pas du regard celle qu’elle continuait à appeler sa fille : si on allait la lui ravir encore !

— Et Marcello ? interrogea Mireille d’une voix craintive.

— Tu n’as plus rien à redouter de lui, ma chérie : il est mort !…

La fillette resta muette. Elle avait trop souffert sous ce maître cruel pour trouver une parole à ajouter.

— Tu vas venir au château, reprit-elle, et maintenant que tu es libre, tu y demeureras avec nous. N’est-ce pas, maman ? ajouta-t-elle en se rapprochant de Paule, la main de Juana dans la sienne.

— Je n’en suis pas digne !… murmura la veuve. Oh ! Mademoiselle ! Soyez bénie ! s’écria-t-elle en tendant ses doigts joints vers la jeune femme, qui n’avait pas la force de lui dire une phrase d’encouragement, c’est vous qui avez réparé notre monstrueuse action…

— Oui, bien épouvantable de la part d’une femme, en effet. Comment avez-vous eu le courage d’abandonner un petit être que vous semblez aimer ?

— Écoutez-moi avant de me blâmer ! fit Juana d’une voix sourde. Je ne connaissais pas le sinistre projet de Marcello ; il nous avait tous endormis pour mieux le faire réussir ; et c’est quand ce sommeil léthargique a pris fin que j’ai deviné le drame affreux qui venait de se jouer près de moi.

— Mais vous pouviez intervenir, alors.

— C’est ce que j’ai fait. J’ai sommé mon mari, aussi mon maître, hélas ! de me rendre cette enfant, ou sinon je le dénoncerais à la Justice. Puis il me fit remarquer une femme qui venait vers la croix au pied de laquelle Bianca, non, Mireille, gisait endormie encore. Je voulus savoir si elle la relèverait, je me suis rapprochée peu à peu, me cachant derrière les arbres, et j’appris par les paroles dites à la petite fille qu’elle voulait l’adopter comme sienne. Que pouvais-je offrir à Mireille ? La continuation de cette vie écœurante qui la faisait lentement mourir ? Ne valait-il pas mieux la laisser aller avec cette paysanne qui semblait douce et bonne ?

Paule prit un air moins sévère.

— Ceci prouve que vous n’avez pas participé au crime d’abandon ; mais le rapt, comment l’expliquez-vous ?

Juana raconta la dernière confidence reçue au lit de mort de Marcello.

— J’ai été coupable de le croire, ajouta-t-elle ; j’avais tant de confiance en lui ! Je l’aimais. Oh ! je m’accuse, je m’accuse d’avoir consenti à accepter cette enfant, sans me préoccuper de vérifier les assertions de mon mari !

— Malheureuse ! s’écria Paule, si vous saviez quels deuils ont suivi ce vol ! La grand’mère de Mireille est morte devant ce gave où elle croyait sa petite-fille engloutie, et sa mère, après avoir langui six ans comme une désespérée, s’est éteinte à son tour d’une maladie de cœur aggravée par ces ressouvenirs.

En entendant ces paroles, la veuve jeta encore un grand cri, et s’assit brusquement sur un tronc d’arbre, avec de longs sanglots.

À cette vue, Mireille, qui, les yeux agrandis, avait assisté en silence à ces explications, Mi-