Page:Jouan - L’Abandonnée.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
49
ABANDONNÉE

CHAPITRE IV

UNE VISITE À UN TOMBEAU


Décembre touchait à sa fin. La fête de Noël, prélude de celles si navrantes et si belles des jours saints et de Pâques, était arrivée, et Mireille se promettait une douce joie de la messe de minuit qui devait les réunir tous à l’église de Cléguer.

Dans l’après-midi, Paule l’avait accompagnée chez Mme Kerlan, afin de porter à Marie la belle poupée parlante, à Louis le grand cheval blanc à la longue crinière, sur lequel il caracolerait dans les allées du jardin. Avant de descendre les superbes joujoux de la voiture, Mireille avait jeté un regard anxieux dans la salle.

Sont-ils là ? avait-elle demandé à Mme Kerlan qui s’avançait, heureuse de la revoir.

— Qui ?

— Les enfants !

Elle prononça ces mots avec tant de sérieux que les jeunes femmes ne purent s’empêcher de rire.

— Voyez-vous, la grande personne ! fit Louise.

Mais Mireille, tout occupée de son sujet, pria le cocher de transporter les cadeaux de Noël.

— Un par un, Guillaume, et prenez bien garde de les briser !

— Ne craignez rien, demoiselle, tout arrivera à bon port.

— Que nous portes-tu là, ma chérie ?

— Les présents du petit Jésus pour Marie et Louis, dit-elle ; vous allez voir comme ils sont beaux !

Et elle s’empressait d’enlever les enveloppes qui les préservaient des chocs. Ces jouets splendides firent pousser des cris d’admiration à la femme du contremaître.

— Mais tu nous combles, ma chère petite ! Après une fortune, tu me donnes encore la joie de voir mes enfants ravis !

— Ce n’est pas moi, tu sais, bonne amie, mais bien le Jésus de Noël qui les leur apporte. Tu vas les cacher, et ce soir, quand ils seront couchés, tu les placeras près de leurs sabots. Car ils croient encore à la visite du ciel, eux.

— Et toi ?… Non !…

— On m’a détrompée, et j’en suis bien désolée : cela était si doux !

— Qui donc ? demanda Paule avec intérêt.

Mais Mireille eut un geste vague et ne répondit pas.

— Je n’aurai pas le plaisir de voir Marie et Louis aujourd’hui, reprit-elle, il ne faut pas qu’ils me voient !

Et, légère, après un baiser à Mme Kerlan, et la confidence qu’elle irait à la messe de minuit avec tout le monde, elle monta dans la voiture. Elle trouva son père aux Magnolias où il devait dîner et passer la soirée en attendant l’heure solennelle qui le verrait, chrétien fervent, agenouillé dans l’humble église, où la crèche de l’Enfant-Dieu brillerait dans l’ombre.

— Je vais vous enlever Mireille pour quelques jours, Mesdemoiselles, annonça le comte pendant le repas.

Et répondant à leurs regards interrogateurs :

— Je voudrais aller avec elle jusqu’à Peilrac, avant que les jours froids ne nous en empêchent. Puis il me tarde de faire ce voyage, ou plutôt ce pèlerinage avant la fin de ce mois. Mireille ne peut laisser se terminer cette année qui l’a rendue à son père sans aller prier près des chers morts dont elle a été tant aimée.

— Oh ! je le veux bien, papa ! fit la petite fille. Et je ferai un beau bouquet pour fleurir le tombeau de mère et de grand’mère ; tu me le permets, n’est-ce pas, maman ?

— Oui, chérie, dit Paule avec effort. Je te confectionnerai une belle gerbe des fleurs que tu préfères.

— Je cueillerai surtout celles que j’ai soignées dans la serre, elles seront ainsi plus agréables à mère.

M. de Peilrac prit la brune tête de sa fille entre ses mains, et, la rapprochant de lui, il la baisa avec amour.

— Il y a dans le même petit cimetière la tombe où repose celui qui a été le tuteur aimant et dévoué de ta mère ; lui aussi te chérissait, Mireille !

— Je lui aurais rendu sa tendresse, et je lui apporterai des fleurs.

Ce retour vers des souvenirs douloureux avait assombri Roger ; il dut se faire violence pour recouvrer son calme, afin de se montrer courtois à cette table où la plus grande sympathie le recevait.

L’heure de se rendre à l’église arriva. La température, sans être glacée, s’était un peu refroidie ; les étoiles brillaient d’un vif éclat dans un azur profond, et un léger croissant de lune montait lentement au-dessus des grands arbres.

La confortable voiture du comte vint se ranger devant le perron. Le trajet était court du château à Cléguer, mais il était préférable de ne pas exposer Mireille à l’air vif de la nuit.

Ce n’étaient pas les puissants de ce monde qui remplissaient la petite église bretonne ; à part les habitants des Magnolias et quelques personnes des environs, la cour du Roi des rois n’était formée que de simples et de petits, ceux, du reste, que les anges avaient réveillés de leurs chants d’allégresse en cette nuit mémorable qui donnait aux hommes un Sauveur. Ce ne fut qu’après l’adoration des bergers que l’étoile céleste guida les mages aux riches présents jusqu’à la crèche de Bethléem.

Que d’âmes pieuses se présentèrent à la Table Sainte pour recevoir Celui qui, s’étant abaissé jusqu’à devenir un petit enfant afin de nous mieux toucher, se fait encore plus petit dans l’Hostie pour nous donner l’immense bonheur de le posséder en notre cœur.

Après la Communion, où Paule avait demandé ardemment à Dieu de l’aider dans le suprême sacrifice qui allait s’imposer à sa tendresse, la jeune femme gagna le chœur, et, accompagnée par Alice, elle chanta de sa voix chaude et harmonieuse ce superbe Noël d’Adam, qui courbe notre front et l’élève ensuite jusqu’au ciel.

Le comte, la tête dans les mains, écoutait ce chant qu’il avait entendu tant de fois dans de magnifiques basiliques, mais qui, jamais comme ce soir en cette chapelle, ne l’avait autant touché. Mireille, agenouillée près de lui, semblait en extase.