Page:Jouan - L’Abandonnée.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
ABANDONNÉE

offert avec tant de cœur que je n’ai pu le refuser !

— J’aurais préféré un présent en nature, dit-il.

— Le comte veut sans doute nous le laisser choisir à notre guise, reprit la jeune femme, conciliante.

Pierre ouvrit l’enveloppe et en retira un papier qu’il lut rapidement, puis, un peu pâle et la main tremblante, il le tendit à sa femme.

— Quel grand cœur ! s’écria-t-il, tout vibrant d’admiration.

— Qu’est-ce ? fit-elle.

— Toute une fortune pour nos petits !… Un chèque de soixante mille francs.

Louise eut un cri de bonheur et d’embarras à la fois.

— Une fortune, en effet !… dit-elle. Ô mes chéris ! plus de soucis pour votre avenir !

Et elle embrassait ses enfants tout surpris de cette exubérance.

— Et moi qui ai accepté cette somme considérable avec si peu de cérémonie ! fit-elle. Je croyais qu’il s’agissait de cinquante francs à peine !

M. Kerlan éclata de rire en voyant son air confus.

— Ah ! je n’attendrai pas à dimanche pour aller remercier le comte, je le ferai dès demain, et avec toute mon âme ! reprit-elle tout attendrie.

— Et je t’approuve, ma chère amie ! Mais ce qui est fait n’est plus à refaire ; acceptons cette fortune qui nous tombe du ciel, comme nous avions accepté la charge de l’enfant.

— C’est encore ce que me disait le père de Mireille tout à l’heure. Décidément, vous avez les mêmes idées !

— Et le même cœur, car, comme il aimait sa femme, comme il chérit sa fille, je vous aime et je vous chéris, mes chers trésors !…

Et ce furent des exclamations joyeuses et des baisers bien tendres dans l’humble logis où venait encore de passer la baguette magique du comte.

Dans la voiture qui les ramenait à Montscorff, le père et la fille parlaient aussi de la surprise heureuse qu’allaient avoir les deux époux.

— Tu leur as mis une grosse fortune dans cette mince enveloppe, papa ? faisait Mireille un peu étonnée.

— Elle ne contient qu’un papier qui leur permettra de toucher la somme que tu leur destines, chérie, et je crois qu’ils en seront contents. Mais elle n’est pas très grosse, car ils ne l’auraient pas acceptée. Maintenant, n’en parlons plus ; c’est un secret entre nous, vois-tu, ma fillette ; tu le garderas fidèlement, dis ?

— Même près de maman ?

— Même près d’elle !

— Bien ! fit-elle simplement.

Ce nom amena un nuage sur le front de Roger et un monde de pensées y passa.

Pour marquer d’un bienfait l’endroit où Mireille avait été trouvée, les pauvres de Kerentrech avaient reçu d’abondantes aumônes, et l’église une grande croix de vermeil splendidement fouillée : n’était-ce pas le signe sacré qui avait protégé l’enfant !

Le comte avait fait porter au Dr Conlau, dont les soins intelligents et dévoués sauvèrent sa fille, une ravissante statue en marbre blanc représentant Mignon pleurant son pays. En recevant cette magnifique œuvre d’art, le bon docteur, avec un rire où perçait un certain attendrissement, s’était écrié :

— Elle m’est doublement chère, car, comme la Mignon de Gœthe, la mienne aussi a retrouvé son père et son pays !

Chez le jeune couple de Kerentrech était entrée l’aisance.

À Paule seule, Roger n’avait rien offert, et il ne le ferait jamais. C’est qu’il savait que la seule récompense de sa généreuse action aurait été cette jolie Mireille, à qui elle avait si vite ouvert et ses bras et son cœur. Et il allait la lui reprendre sans doute pour toujours. Que sa nature sensible allait souffrir de faire souffrir !

Il passa la main sur son front pensif qu’il avait découvert et qu’ombrageaient les boucles toujours noires et fournies de ses cheveux.

— Tu as mal à la tête, papa ? demanda la fillette, qui l’observait depuis un instant.

— Oui, chérie, mais le grand air en aura raison.

Et il s’abandonnait à la brise bienfaisante qui soufflait de la mer, pendant que Mireille continuait à le regarder, un peu anxieuse. Pour ne pas l’inquiéter, il remit son feutre, et, secouant sa préoccupation chagrine, il la fit jaser jusqu’à l’arrivée.

Son courrier l’attendait aux Magnolias ; le valet de chambre, ne sachant pas à quelle heure son maître rentrerait, le lui avait apporté.

Une longue lettre du Dr Falouzza, lettre remplie d’expansions joyeuses, vint arracher le comte à ses mélancoliques pensées. Il la lut dans ce petit salon si plein de charme qu’il préférait, parce que c’était là où il avait revu sa fille. Un groupe délicieux qui réunissait Inès et Carmen, les doigts unis, accompagnait la missive ; cette dédicace aimable avait été écrite au bas de la photographie par l’une d’elles :

À notre amie Mireille que nous aimons déjà !

Quand la petite fille vint rejoindre son père, il lui montra ce portrait.

— Qu’elles sont gentilles, et que je les aimerai aussi ! fit-elle. Il faudra me faire photographier, afin que je puisse me montrer à elles.

— Volontiers, ma petite ! Et l’an prochain tu auras le plaisir de les embrasser, car elles viendront en France.

— Et j’espère que nous irons ensuite leur rendre visite à Majorque, père ? Je serais bien heureuse de connaître cette île !

M. de Peilrac eut un frisson d’angoisse en songeant à cette Majorque où il avait passé des mois si doux et si douloureux à la fois, et qu’il avait juré de ne plus revoir, mais il se reprit à cette sensation en sentant les grands yeux de Mireille fixés sur les siens, attendant sa réponse. Il la regarda enfin, si jolie, si attristante dans cette robe noire aux crêpes sévères, et, lui tendant les bras, il murmura en la baisant au front :

— Peut-être !