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ABANDONNÉE

— Mais tu fais cependant une différence entre la vie libre que l’on mène chez Mlles de Montscorff et cette existence laborieuse qui est celle de M. et de Mme Kerlan. Ils travaillent sans relâche : le père au chantier, la mère au logis pour subvenir aux besoins de leurs enfants et aux leurs. Un peu d’argent qui allégerait leur tâche ne serait-il pas précieux pour eux, dis Mireille ?

Elle enroula son bras à celui de son père, et se pressant contre lui :

— Oh ! que tu as raison, papa, et que j’étais sotte de ne pas comprendre qu’il faut de l’argent pour vivre ! Dans ma vie heureuse de maintenant je l’avais oublié, ajouta-t-elle tout bas.

— C’est que tu te contenterais de peu, comme une vaillante petite que tu es.

— Alors, puisque tu es bien riche, donne-leur tout ce que tu voudras : je serai si contente de leur joie.

Et elle s’absorba dans des pensées qui ne devaient pas être très gaies, malgré le dernier mot prononcé, car ses sourcils bien arqués se fronçaient sur ses yeux soudain attristés.

Se voyait-elle dans la baraque du saltimbanque, travaillant aussi pour gagner sa pauvre petite vie ? Peut-être y pensait-elle seulement à cette heure, à ces exercices payés.

Grâce à l’immense affection de Juana, elle n’avait jamais souffert ni de la faim ni du manque de vêtements. Au contraire, les mets les plus délicats lui étaient préparés, les robes aux fines nuances, brodées par les mains adroites de celle qu’elle nommait sa mère, lui étaient aussi prodiguées. Et à part ces exhibitions publiques qui révoltaient sa fierté, et les jalousies de Marcello, elle n’avait pas été malheureuse par ailleurs.

Trop jeune pour se souvenir de son luxueux passé, elle avait accepté cette existence sans se plaindre, puisque l’amour de Juana la préservait des chocs si douloureux aux petits êtres contraints à un labeur acharné chez des maîtres cruels. Seule la maladie avait pu l’abattre et la décourager. Il faut, si peu aux tout petits qu’une tendresse environne ! Ils vivent surtout de caresses à cet âge.

Le comte, de son côté, réfléchissait aux quelques paroles échappées du cœur de l’enfant et faisant allusion à son bonheur actuel. Elle avait dû être contrainte de travailler durement pendant ces années vécues loin de lui et, découragée, elle s’était sans doute enfuie de cette demeure inhospitalière.

Quelle torture pour le père ! À quels exercices avait-on forcé la frêle créature qui se pressait contre lui ? Qui le lui dirait jamais ?

Il ne voulut pas chercher à le savoir, et respecta le silence de la chérie qui la faisait plus tendre encore. Sa petite main s’était glissée dans la sienne, et tous deux étaient heureux l’un près de l’autre, sous ce ciel à l’azur pâli illuminant cette campagne embaumée par les ajoncs à la fraîche senteur.

Quelle joie pour la mère et les enfants de les voir entrer dans la petite maison du faubourg !

— Mireille a tenu à apporter un souvenir à ceux qui l’avaient nommée leur sœur, dit M. de Peilrac. Vous voudrez bien l’accepter, n’est-ce pas, chère Madame ?

— Tout ce qui fait plaisir à Mireille sera toujours bien accueilli par moi, Monsieur, répondit Louise avec un bon sourire.

Le comte sortit une enveloppe scellée à ses armes, et la tendant à sa fille :

— Donne-la à tes petits amis, dit-il.

L’enfant, joyeuse, la passa à Marie, étonnée, lui disant :

— Pour t’acheter les joujoux et toutes sortes de belles choses, en attendant les cadeaux du petit Jésus ! ajouta-t-elle, une lueur malicieuse en ses jolis yeux.

La fillette, avec toute la fierté de ses sept ans qui savaient lire, annonça :

Mireille de Peilrac, à sa sœur Marie,
à son frère Louis.

— C’est très bien, mignonne ! s’écria Roger. Tu nous montres que tu es une bonne écolière. Maintenant, serrez ce papier, Madame Kerlan, vous en ferez la surprise à votre mari.

— Merci, Monsieur. Vraiment je suis confuse d’avoir accepté ce présent avec autant de sans-gêne.

— Avez-vous hésité davantage à recueillir Mireille ? Non, n’est-ce pas ? Vous l’avez de suite nommée votre fille. Or, vous avez formé ce jour-là entre nous des liens indissolubles.

Le comte était ému en prononçant ces paroles, et la jeune femme partageait cette émotion. Elle prit l’enveloppe et la mit dans une coupe posée sur le buffet, sans insister.

— Je serais heureux de causer avec M. Kerlan, reprit le comte ; venez donc tous dimanche déjeuner à Pont-Scorff ; nous passerons ainsi la journée ensemble.

Louise le promit, et ils se séparèrent, au grand désappointement des enfants qui avaient déjà commencé une partie de cache-cache.

— Vous l’achèverez dimanche, et cette fois vous aurez plusieurs heures pour jouer ensemble, leur dit Roger.

Et sur cette assurance qui rendit les adieux moins attristés, ils partirent. À peine étaient-ils sortis de Kerentrech que le contremaître ouvrait la porte de son logis.

— Tu n’as pas rencontré la voiture de M. de Peilrac, Pierre ?

— Non, et je le regrette ; il me tarde de causer avec lui.

— Tu répètes ses propres paroles ! Il nous a invités à déjeuner dans cette intention.

— Nous irons, répondit simplement M. Kerlan. Puisque le comte est si charmant, si dénué de cette morgue méprisante qui nous semble une insulte à nous, simples ouvriers, mais hommes libres et honnêtes cependant, rien ne nous empêche d’accepter cette courtoise invitation. Nous savons bien que nous ne dînerons pas à l’office, ajouta-t-il en souriant.

Mme Kerlan, souriant aussi, prit le papier satiné et le tendit à son mari.

— Un cadeau de Mireille aux enfants, dit-elle. Sans doute un billet pour leur acheter des joujoux.

Et comme le front de son mari se rembrunissait.

— Ne me gronde pas, mon ami, ce don était