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ABANDONNÉE

— Merci, mon ami !…

Et Roger, tout attendri, fit entrer le sous-préfet dans le salon d’honneur, où celle qui l’y avait si bien accueilli jadis reposait, froide et rigide, sous les fleurs amoncelées.

Après quelques minutes de pieux recueillement devant ce cercueil qui renfermait tant de jeunesse et de beauté, M. des Roulleaux dit tout bas au comte :

— Je voudrais vous entretenir un instant, mon pauvre cher ! Venez aussi, Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant au Dr Queltin.

Les trois hommes passèrent dans le petit salon.

— Êtes-vous bien certain que votre fille soit morte, de Peilrac ? demanda le sous-préfet.

À cette brusque et étrange interrogation, Roger le regarda, en se demandant lequel devenait fou des deux : de celui qui la lui posait, ou de lui qui devait la mal interpréter.

— Ma demande vous semble bizarre, continua M. des Roulleaux, mais vous penserez sans doute comme moi, lorsque vous aurez lu un extrait de ce journal. Je l’ai reçu il y a six mois environ, et la note qu’il renferme me semble concerner votre petite Mireille. À cette époque, je ne savais où vous aviez porté vos pas, et je le serrai dans un tiroir afin de le retrouver. Aujourd’hui, je m’empresse de vous le mettre sous les yeux.

Il déplia un papier jauni, et le tendant au comte, tout bouleversé :

— Voulez-vous lire attentivement ce paragraphe ?

— Faites-le vous-même, je vous prie ; mon émotion est trop grande, je ne le pourrais.

— Voici :

Une petite fille de huit à neuf ans a été abandonnée au pied d’une croix, placée au carrefour dit des Quatre-Chemins, et situé nom loin de Kerentrech, faubourg de Lorient ; Mme Kerlan, la femme d’un contremaître du chantier de Caudan, qui passait sur cette route, a relevé la pauvre petite, que l’on avait dû endormir, et l’a conduite chez elle, à Kerentrech, où elle se trouve encore. Cette enfant est brune, avec de grands yeux noirs. Ses vêtements, sans être recherchés, sont très convenables ; son linge est manqué aux initiales B. C. De plus, elle porte au cou un collier d’or avec une médaille de baptême du même métal. Sur l’une des faces de cette médaille, se trouvent deux cloches, avec, au-dessus, des têtes d’anges ; sur l’autre, un nom, une date : Mireille, baptisée le 27 juin 18…

À peine M. des Roulleaux avait-il achevé cette lecture que M. de Peilrac, avec un grand cri d’angoisse, se renversa sur son fauteuil.

— Voilà ce que je craignais ! s’écria le sous-préfet. C’est pourquoi j’ai cru devoir vous faire assister à cet entretien, Monsieur.

Le docteur s’empressait, afin de rappeler le malheureux Roger à la vie.

— L’émotion a été trop vive après cette douleur qu’il traverse, murmura-t-il. Ah ! Monsieur, comme elle se changera en joie si cette nouvelle concerne sa petite Mireille tant pleurée !

— Je le crois : l’âge, le nom, tout l’indique.

Après quelques plaintes, quelques mots inarticulés, M. de Peilrac recouvra sa complète connaissance. Il alla au sous-préfet, et lui prenant les mains :

— C’est ma fille ! c’est bien ma Mireille !… Oh ! mon ami ! Quel espoir vous faites naître en moi !…

Puis, après un silence :

— Hélas ! je la retrouverai trop tard ! Ma pauvre Marie n’aura pas le bonheur de la presser entre ses bras ! Bien plus, cette certitude de sa mort a hâté la sienne.

— Ne le croyez pas, mon cher comte ! dit le médecin, la comtesse était condamnée dès la naissance.

— Mais si j’avais lu ce journal il y a six mois, la mère inconsolée aurait pu avoir du moins la joie que j’éprouve aujourd’hui, rien qu’à la pensée de revoir bientôt cette petite créature tant chérie ! Oh ! ces longs voyages, ils m’auront deux fois trahi !…

— Si vous aviez correspondu avec quelques-uns de vos amis, reprit M. des Roulleaux, j’aurais su où vous retrouver ; mais nul n’a pu me mettre sur vos traces, et ce journal est resté à la sous-préfecture en attendant votre retour.

— C’est une fatalité ! gémit Roger. Ce collier à la large médaille d’or a été attaché par ma mère au cou de Mireille le jour même de son baptême, elle le portait toujours. Cette enfant que je croyais dans le Gave avait donc été volée ? Pour quels motifs ? Et pourquoi cet abandon ?

— Mais cette petite fille a dû l’expliquer, sans doute ! insista le docteur.

— Non, répondit le sous-préfet. La note, dont je n’ai pas achevé la lecture, se termine ainsi :

Et, chose extraordinaire, ni les prières ni les menaces n’ont pu faire avouer à l’enfant avec qui elle vivait avant d’avoir été déposée au bord de la route.

— Elle était malheureuse chez les misérables qui l’avaient prise pour en faire peut-être une saltimbanque, s’écria le comte, et elle se sera enfuie.

— Mais ne parle-t-on pas d’un sommeil provoqué par un narcotique ? demanda le docteur.

— Oui, dit M. des Roulleaux. Nous ne pouvons donc faire que des suppositions sur cet abandon.

Si je n’avais pas été moi-même obligé de quitter Bayonne à cette époque, par suite de la mort de mon beau-père, je me serais occupé de cette pauvre petite, mon cher comte, croyez-le. Puis, je m’attendais chaque jour à vous voir revenir.

— Je suis revenu, en effet, mais trop tard… Merci mille fois de m’avoir conservé ce journal, mon cher des Roulleaux, ajouta-t-il en lui serrant encore chaleureusement les doigts. Il va me permettre de partir pour la Bretagne, où je retrouverai sans doute ma Mireille aimée. Dans un autre moment, quel bonheur eût été le mien !

— Si, comme tout le fait prévoir, cette petite abandonnée est votre fille, quelle douce consolation pour vous, fit le docteur.