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ABANDONNÉE

Carlo, le plus désopilant des pitres, et enfin la merveille des merveilles, Bianca, la plus charmante enfant de l’Espagne, exécutant, toujours avec l’aide de Carlo, des tours stupéfiants.

Un énergique roulement du tambour du petit clown vint en aide au faible tambourin de la fillette, et couronna le boniment du senor Marcello Capulto.

Quelques badauds s’étaient arrêtés au bas des tréteaux, et attirés, les uns par la verve du saltimbanque, les autres, plus nombreux, par la pâle et ravissante figure de Bianca, ils entrèrent sous la tente.

Une grande femme brune, aux beaux yeux noirs, où passait une lueur de bonté, était assise au contrôle et recevait l’argent en donnant un billet blanc ou jaune en échange.

Lorsque Bianca passa près d’elle, en se traînant presque, comme une petite victime qui a revêtu la robe de fête pour se rendre au sacrifice, elle l’arrêta d’un geste caressant, puis effleurant son front d’un chaud baiser :

— Tu souffres, ma Bianca ? demanda-t-elle d’une voix tendre.

— Oui, mère !…

Mais il ne fallait pas s’attarder, car Marcello reparut, l’air revêche, et les interpellant :

— Que dis-tu encore à cette paresseuse, Juana ? Tu sais bien que, pour ne pas travailler, elle affecte d’être malade. Allons, Bianca, viens faire manœuvrer les singes.

La femme du saltimbanque poussa un soupir, et deux larmes coulèrent sur les joues exsangues de l’enfant.

— Je croyais que Carlo devait s’en occuper comme toujours ! balbutia la fillette avec crainte.

— Oui, mais aujourd’hui tout le monde te réclame. C’est toi qu’on désire, aussi cesse tes simagrées. Tiens, écoute !

— Bianca !… Bianca !… Bianca !… répétaient des voix impatientes.

Et l’infortunée Bianca dut entrer dans la salle enfumée par les lampes à pétrole.

Un tonnerre d’applaudissements salua sa venue, et Marcello, avec son sourire le plus faux, s’inclina à droite et à gauche, en disant à la triste martyre, qu’il brutalisait un instant avant :

— Commence tes exercices, ma chérie.

Bianca, se raidissant sous la douleur qui l’oppressait et courbant ses frêles épaules, fit exécuter aux affreux singes toutes sortes de tours et de grimaces.

À bout de force, sous l’anémie qui la dévorait depuis de longs mois, elle se glissa vers la sortie, les exercices terminés, sans paraître se soucier des bravos enthousiastes que suscitaient sa joliesse et son air de souffrance.

Elle vint se pelotonner dans les jupes de la femme que le saltimbanque avait appelée Juana, et appuyant sa tête lasse sur ses genoux, elle la regarda de ses grands yeux noirs où se montrait une tristesse infinie, angoissante dans un regard d’enfant.

— Ma pauvre bien-aimée ! dit Juana. Repose-toi.

Puis, prenant un flacon dans le tiroir de la table qui lui servait de bureau, elle le déboucha, et remplit un verre.

— Tiens, bois, reprit-elle ; ce vin doux te fera du bien.

La fillette eut une moue de dégoût.

— Je t’en prie, ma Bianca ! Tu vas avoir besoin de force pour continuer les exercices.

La petite fille prit le verre, but une gorgée du liquide, puis le repoussa.

— Je ne puis !… fit-elle. Je voudrais dormir.

Et ses longues paupières se baissèrent, fatiguées de lutter contre le sommeil.

— Il ne le faut pas, Bianca ! s’écria Juana avec terreur. Le maître va t’appeler !

En effet, Marcello parut sous le rideau, et dit, en essayant de se rendre aimable :

— Il est l’heure, Bianca !

Et l’enfant dut se lever encore pour faire la quête, et exécuter ensuite des tours d’adresse à l’aide du trapèze et des anneaux.

Au dernier exercice, qui consistait à se suspendre au trapèze par les mains et les pieds, le vertige la saisit, ses doigts se détendirent, et elle tomba sur le sable de l’arène avec un grand cri d’affolement et de douleur.

Marcello s’empressa de la relever et de la faire disparaître dans la voiture qui faisait suite à la baraque, puis il revint vers les spectateurs qui attendaient, anxieux.

— Mesdames et Messieurs, dit-il, l’enfant en a été quitte pour la peur. Vous pouvez vous retirer sans crainte, Bianca pourra prendre part à la grande représentation de ce soir.

*

Dès que le cri d’angoisse de Bianca eut retenti dans la salle, Juana s’était précipitée vers la roulotte où Marcello avait déposé la petite blessée. Elle la trouva pâle et inanimée sur son petit lit, son délicat visage teinté de rose par le sang qui s’échappait en mince filet du front fendu.

— Pauvre chérie ! s’exclama l’excellente femme en embrassant la petite main qui pendait inerte sur la couverture.

Avec un mélange d’eau et de vinaigre elle se mit à bassiner doucement le front et les tempes de l’enfant.

Sous ce contact glacé, Bianca ouvrit ses grands yeux sombres, et une flamme y passa à la vue de celle qu’elle nommait sa mère.

— Où souffres-tu, mignonne ?

— Là !

Et la fillette porta la main à son front. Juana lui entoura la tête d’une bande de toile trempée dans de l’arnica.

— N’éprouves-tu pas d’autres douleurs ? Remues-tu bien les membres ?

Et la jeune femme fit mouvoir avec précaution les bras et les jambes de la blessée.

— Non, reprit-elle, rien n’est cassé, heureusement.

Je vais te déshabiller et te coucher, tu as surtout besoin de repos.

— Oui, je voudrais dormir !… balbutia Bianca.

— Dormir, toujours dormir ! murmura la mère. C’est un mauvais signe, cela ! Et dire que Marcello ne veut pas faire appeler le médecin !…

Bientôt l’enfant reposait entre des draps bien blancs.