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ABANDONNÉE

nières volontés. Je voudrais te laisser avec la conviction que tu ne demeureras pas désespéré et seul.

Mène-moi au jardin, je voudrais cueillir une gerbe pour fleurir la Madone de ma chambre.

Sous le ciel étincelant, au milieu des fleurs dont les parterres étaient étoilés, malgré octobre à son déclin, le pauvre Roger échappa un peu à ce cauchemar affreux qui venait de le torturer tout éveillé.

Il regardait cette femme qui avait déjà quelque chose de l’au-delà, puisque, s’oubliant complètement, elle pensait à ne pas laisser dans la tristesse et l’isolement celui qu’elle aimait plus qu’elle-même. Et il considérait avec épouvante sa beauté presque idéalisée, sa taille si mince qu’elle aurait tenu dans un collier d’enfant, et surtout cette lueur mystique en ses yeux clairs. Et il se répétait, dans une angoisse sans nom, tout en lui coupant les fleurs désignées :

— Mon Dieu ! Si j’allais la perdre au moment où je la croyais guérie !… Alors, comme grâce suprême, prenez-moi avec elle, ô mon Dieu !…

*

Un matin, le comte s’habillait dans sa chambre, qu’une porte à deux battants, toujours ouverte, mettait en communication avec celle de Marie. Il s’entendit appeler par la malade, et se hâta de se rendre près de son lit.

— Déjà éveillée ! chère ! lui dit-il de cette voix tendre qu’il avait toujours en lui parlant.

— Oh ! depuis longtemps ! répondit-elle, en lui tendant ses doigts si frêles auxquels les bagues ne tenaient plus.

Il les embrassa, et, les gardant entre les siens, il s’assit sur le bord de la couche.

— Je ne voulais pas te déranger, reprit-elle, je te croyais encore endormi ; lorsque tu as fait tomber un objet, je me suis décidée à l’appeler.

— Te trouvais-tu souffrante, ma chérie ! interrogea-t-il, subitement inquiet.

Elle eut un joli rire.

— Non ! Mais comme une grande paresseuse, je désirais dire mes prières au lit, et, n’ayant pas trouvé mon chapelet sous ma main, je n’ai pas eu de courage de me lever pour le prendre.

— Et tu as fort bien fait, ma chère petite ; il ne faut pas te fatiguer.

Il prit le rosaire posé dans une coupe et le lui tendit.

— Merci ! fit-elle. La première dizaine sera dite à ton intention.

Il la regardait enrouler les perles nacrées entre ses doigts. Qu’elle était belle en cette pose mystique ! Mais quelle pâleur sur tout ce visage aimé ! Et dans ses beaux yeux clairs, pourquoi encore cette lueur de l’au-delà ?

La comtesse baisa pieusement la croix du chapelet, et leva la main pour tracer sur son front le signe rédempteur. À peine la croix d’or y avait-elle resplendi, que la blonde tête s’inclina sur les oreillers avec ce cri :

— Mon Dieu !…

— Tu le trouves mal, chérie ?… s’écria Roger, en se penchant, anxieux, vers elle.

Mais dans les grands yeux qui fixaient les siens, il n’y avait plus de regard ; de la bouche rose entr’ouverte sous le dernier soupir ne sortit pas une parole.

— Marie ! Marie !… balbutia le malheureux. Il essaya de la soulever. Hélas ! le corps sans vie ne se prêta pas à son étreinte.

— Elle est morte !… Oh ! je deviens fou !…

Il se suspendit à la sonnette placée au chevet du lit.

— L’abbé Hersales, le Dr Falouzza, vite, vite !… commanda-t-il aux domestiques accourus tout effrayés, Madame a une syncope.

La femme de chambre s’approcha vivement :

— Pauvre Madame ! fit-elle.

Elle aimait beaucoup cette maîtresse si bonne, qui ne lui avait jamais dit une parole dure. Elle s’écarta, affolée, en disant :

— Ah ! Monsieur ! Madame la comtesse est morte !

— Que dites-vous ?… gémit Roger qui voulait douter encore.

— La vérité, Monsieur le comte !

M. de Peilrac se pencha de nouveau sur la tant aimée, qui se glaçait déjà sous la froide étreinte de la mort.

— Ô Marie ! est-ce vrai ? M’as-tu aussi abandonné ? Dois-je rester seul, tout seul ?… Oh ! non, non, emmène-moi, bien-aimée !… Et, se jetant à genoux, il embrassait en sanglotant les petites mains de cire, essayant de les réchauffer entre les siennes.

L’abbé Hersales entra en ce moment, portant à tout hasard les objets destinés aux onctions suprêmes. Il étendit les doigts sur ce front décoloré, si sculptural dans la mort qu’il semblait un beau marbre, puis s’agenouilla aux côtés du désespéré.

— Vous avez perdu une sainte, Monsieur le comte ! dit-il à voix basse. Si vous pleurez sur la terre, les anges se réjouissent dans le ciel.

— Si je pouvais mourir aussi, Monsieur l’abbé !

Et une crise de larmes le jeta encore éploré sur la couche funèbre.

— Dieu se réserve le droit de notre heure dernière, prononça gravement le jeune prêtre ; nous ne pouvons la hâter. Acceptez avec résignation cette nouvelle croix que sa main divine place sur votre épaule.

Roger ne lui répondit que par des sanglots.

— Soyez fort, Monsieur de Peilrac, et relevez-vous pour fermer les yeux de celle pour qui il n’est plus ni peines ni souffrances. C’est votre devoir, accomplissez-le en chrétien.

Comme le comte se levait en chancelant et fermait sous ses baisers et ses pleurs ces beaux yeux qui ne le verraient plus en ce monde, le docteur entra, accompagné de Mme Falouzza. Ils mêlèrent leurs larmes et leurs regrets aux siens. Comment consoler une telle douleur ?

— La mort de ma fille est la cause de celle de ma femme ! s’écria soudain le comte. Marie ne s’est jamais consolée de cette perte cruelle !

— Non, mon cher ami, ne le croyez pas, lui répondit {M. Falouzza. Près de vous qu’elle chérissait, la comtesse, sans oublier, se serait reprise à la désespérance, si ce mal physique qu’elle tenait de ses parents ne l’avait condamnée à l’avance. Même si votre Mireille avait