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ABANDONNÉE

bien accueillis dans cette île, les jeunes filles, si séduisantes sous ce voile blanc qui leur encadre le visage, prenaient leurs castagnettes et dansaient une jota, à cet accompagnement bizarre mêlé à celui des guitares.

— Encore, encore !… disait Marie, enthousiasmée par la légèreté des danseuses et l’harmonie des mélodies.

Mais quand le comte voulait récompenser musiciens et danseuses, il devait s’y prendre très adroitement, afin de ne pas froisser leur fierté native. C’était toujours la jeune femme qui glissait gentiment les pièces d’or dans les pochettes des tabliers, en disant doucement dans cette langue espagnole qu’elle commençait à connaître :

— Pour vous acheter une jolie mantille, et boire aussi à ma santé. Voyez, elle est bien chancelante, vous ne pouvez me le refuser !

Et des pleurs brillaient souvent dans les grands yeux noirs, remplis de jeunesse et de santé, qui la regardaient.

Ils aimaient encore à se laisser bercer par les flots sur la balancelle d’un vieux marin, au pittoresque costume, qui leur chantait aussi une lente mélopée retraçant la vie aventureuse des pêcheurs et leur amour pour la belle charmeuse, dont les caprices sont souvent si terribles.

Hélas ! toutes ces joies devaient finir. La maladie s’aggravait, malgré toutes les ardeurs de la pauvre jeune femme à se rattacher à la vie, et elle dut rester au castillo, n’ayant même plus la force de descendre du grand balcon, où elle passait ses jours à demi étendue sur sa chaise-longue.

Elle espérait encore, cependant ; il lui était si douloureux de laisser Roger seul, tout seul ! Elle mettait cette faiblesse qui l’anéantissait sur le compte des mois brûlants qu’ils venaient de traverser.

— Bientôt je serai mieux, disait-elle.

Et le comte le désirait ardemment, sans trop l’espérer. Les suffocations devenaient si violentes parfois !


CHAPITRE VII

LA FLEUR S’INCLINE


Ce relèvement de tout l’être qui précède souvent la mort se continuait chez Mme de Peilrac. Débarrassée de ces étouffements qui la faisaient cruellement souffrir et la retenaient au lit ou sur une chaise longue, elle avait repris ses promenades dans le jardin. Elle pouvait même, à sa grande joie, aller jusqu’à l’église remplir ses devoirs religieux ; elle en avait été privée pendant bien des semaines.

Et pour remercier Dieu de cette amélioration dont elle se réjouissait surtout pour Roger, elle multipliait les prières et les actes charitables. Aussi était-elle bénie de toute la population pauvre du Terreno de Palma.

— Nous resterons dans cette île où j’ai recouvré la santé, Roger ! disait-elle. Entourés de bons et vrais amis, dans cette nature idéalement belle, au climat délicieux, nous y vivrons mieux qu’ailleurs.

Et le comte, dans tout le bonheur de son âme, s’associait à ces projets.

— Nous achèterons un grand terrain non loin du castillo, chérie, et nous y ferons bâtir une demeure conforme à tes goûts. Nous ne pouvons continuer à priver la famille Falouzza de sa résidence d’été.

Dans leurs promenades, ils avaient choisi l’endroit désiré, déjà planté de grands et beaux arbres sous l’ombrage desquels s’élèverait le château dont M. de Peilrac avait dessiné le plan.

Et cependant, un matin, après le petit déjeuner qui les avait réunis dans la salle, Marie s’assit sur un canapé en invitant Roger à prendre place à ses côtés.

— J’ai fait un rêve étrange, ami, dit-elle, en lui prenant la main.

— Est-il gai ou triste ? interrogea-t-il en riant.

— Il est les deux. Je me trouvais dans un jardin délicieux avec ma Mireille et tous nos parents ; nous nous promenions heureux à travers les massifs fleuris et parfumés, sous un ciel d’azur et d’or.

— Et moi, où étais-je ? fit-il un peu inquiet en voyant briller dans les yeux de sa femme cette lueur vague et tremblante qui l’effrayait tant.

Elle passa la main sur son front.

— Attends, que je me rappelle !… Toi !… je ne te voyais pas près de nous. Tu étais sans doute resté sur la terre, car ce beau jardin devait être le paradis, n’est-ce pas, Roger ?

Il ne lui répondit pas. Sa main se glaçait de terreur entre les doigts brûlants de la malade. Oh ! si c’était un pressentiment de sa fin prochaine ! S’il allait la perdre !…

— À mon réveil, j’étais un peu attristée, reprit la comtesse, sans s’apercevoir du trouble de son mari. Aussi je ne voudrais pas te laisser seul si je dois mourir avant toi.

Roger la prit sur sa poitrine, et l’embrassant follement :

— Ne parle pas de mourir, mon aimée, ma seule amie, que veux-tu que je devienne sans toi ?…

Elle lui rendit ses baisers, puis se dégageant :

— C’est une supposition. Je dis : si je meurs avant toi, et tout le fait supposer, puisque je suis la plus frêle ; ce n’est pas une raison pour croire que je mourrai demain. Nous devons tous nous séparer un jour, tu le sais bien, mon Roger, mais pour nous retrouver. Donc laisse-moi achever. Si je te quitte encore jeune, promets-moi de ne pas rester dans l’isolement, promets-moi de chercher une compagne douce et tendre qui me remplace.

Cette fois, ce furent les sanglots du comte qui lui répondirent.

— Quoi ! balbutiait-il au milieu de ses larmes, tu connais toute l’immensité de mon amour, et tu ne veux pas que je te pleure toute la vie, si j’avais la douleur de le perdre ? Ô Marie !… Marie !… L’heure de ta mort sera la mienne !

— Cela serait mieux ainsi ! fit-elle, en posant sa tête alanguie sur l’épaule de son mari. Comme nul ne connaît les desseins de Dieu, je puis toujours te dire quelles seraient mes der-