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ABANDONNÉE

pitié de lui… et de vous-même, ajouta-t-il tout bas.

Et la comtesse avait consenti.

Pour ne pas être troublé dans ses voyages, le comte avait chargé son notaire de tous ses intérêts.

— Occupez-vous de mes affaires, mon cher maître, mais je vous en prie, faites-le sans jamais me demander mon assentiment sur rien, je vous laisse seul juge. Lorsque j’aurai besoin de fonds, je vous écrirai.

Et ils étaient partis.

Ils visitèrent d’abord la Suède et la Norvège, puis l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne. Ils passaient quelques mois dans chaque pays qui intéressait la pauvre malade ; lorsque ses grands yeux se détournaient des plus riants paysages, des monuments les plus splendides, ils s’en allaient continuant leur course à la recherche d’impressions nouvelles.

Arrivés à Barcelone, la fantaisie prit à Marie de visiter les Baléares. Un vapeur les mena à Palma, la capitale de Majorque. Cette ville plut à la jeune femme par la beauté de ses édifices, ombragés de palmiers, l’animation de son port que des navires de toutes sortes sillonnaient, l’étrangeté de ses rues étroites où régnait une fraîcheur très grande, malgré la chaleur déjà forte de cette journée de mai.

— Je me plairais ici, Roger, — dit-elle, pendant qu’une légère voiture, une galera, les emportait vers le meilleur hôtel ; mais je voudrais habiter la campagne. Vivre sous ces beaux arbres, près de cette mer à l’azur si limpide, doit être bien doux. Je me sens lasse de tant de courses ; arrêtons-nous dans cette île.

— Tes désirs sont les miens, chérie ! s’écria le comte, heureux de la voir manifester une préférence.

Elle était toujours si morne, si passive ! « Si tu le veux, mon ami. Cela m’est indifférent ! » étaient ses phrases habituelles lorsque son mari lui demandait de séjourner dans tel ou tel lieu.

Après un repas réconfortant pris à la fonda, dont les maîtres les reçurent fort aimablement, dans une vieille et pittoresque demeure où régnait la plus grande propreté, M. de Peilrac s’enquit d’un médecin. C’était son premier soin lorsqu’il arrivait dans une ville ; il craignait tant de fatiguer cette femme doublement chère, redevenue pour lui un petit enfant sur qui l’on doit veiller sans cesse ! Le senor Falouzza lui fut indiqué comme l’un des meilleure praticiens de l’île.

La galera les mena bientôt à son logis, qui excita tout d’abord leur intérêt, puis leur admiration. Palma possède un grand nombre de ces maisons originales qui abritaient les anciens chevaliers majorquins.

Celle du senor Falouzza n’avait qu’un étage au-dessus d’un rez-de-chaussée très élevé, mais les hautes et larges fenêtres à blasons étaient divisées en deux et trois parties par de frêles colonnes de marbre blanc du plus charmant effet. La toiture s’avançait en saillie, jetant sur tout l’édifice une ombre douce, une fraîcheur exquise.

Ce qui plut surtout à Roger, grand amateur d’antiques et belles choses, ce fut la cour intérieure, ou patio, avec son puits arabe aux pierres finement sculptées, son escalier à la rampe ajourée conduisant à une longue galerie aux piliers d’un goût très pur. Des arbustes et des lianes fleuries ornaient les angles de la cour, ou s’enlaçaient aux colonnes des balcons. Le tout formait un ensemble harmonieux et artistique bien fait pour charmer.

Un domestique les fit entrer dans un salon répondant pleinement à l’extérieur de cette ravissante demeure. Quelques instants plus tard, un homme d’un certain âge, à la physionomie sympathique, venait les y saluer. Les présentations faites :

— Je voudrais savoir si l’air de Majorque peut convenir à ma femme, Monsieur, dit Roger en espagnol, langue que la comtesse ne comprenait pas. Elle souffre un peu du cœur ; elle a eu surtout de grandes douleurs morales. Avant de m’y arrêter, je préfère avoir votre avis.

Après un regard anxieux et attristé sur Marie qui semblait en effet bien frêle, bien pâle dans cette robe blanche aux rubans sombres, le docteur, en excellent français, affirma qu’un séjour dans celle île au climat tempéré, à l’air excessivement pur, ne pouvait que convenir à la malade.

— C’est que je voudrais résider à la campagne, docteur, dit la jeune femme. Pourriez-vous nous indiquer une villa disponible pour quelque temps ?

— J’en possède une au Terreno, Madame, et je serais très heureux si vous vouliez y habiter.

— Mais cela vous privera, Monsieur ? fit Roger.

— Nullement, Monsieur le comte. Mes fonctions me retiennent surtout en ville. Puis, si je désirais y passer quelques heures, vous m’offririez bien l’hospitalité, ainsi qu’à ma femme et à nos deux fillettes, n’est-ce pas ?

— À cette condition, j’accepte, mon cher docteur ! s’écria M. de Peilrac en tendant la main à l’obligeant médecin. Quant à la question intérêt, vous la réglerez à votre bon plaisir ; vos conditions seront les nôtres.

— Très bien, cher Monsieur, nous en reparlerons. Je vais donc prier ma femme de vous faire donner les clés du castillo.

Et M. Falouzza, ouvrant tout simplement la porte du salon, appela :

— Thérésa !

Une jeune femme, aux grands yeux noirs, au frais sourire, entra et salua avec une grâce extrême. Elle fut mise au courant de la situation.

— Je suis charmée de pouvoir être agréable à des étrangers, dit-elle, en employant aussi la langue française, qu’elle parlait très bien, avec un léger accent chantant. La maison est gardée par de braves gens qui pourront être transformés en cocher et en cuisinière. S’il vous fallait d’autres domestiques, Madame, on en trouvera, et de très fidèles.

— Laissez une malade vous remercier bien vivement de votre amabilité, Madame, s’écria la comtesse, en l’acceptant de tout cœur, comme elle est offerte.

Ils continuèrent à causer comme d’anciens amis qui se retrouvent après une longue ab-