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ABANDONNÉE

tremblante celle qui, par sa vie toute de foi et de charité, pouvait se présenter sans crainte devant Dieu.

— La comtesse a encore communié ce matin, disait l’abbé Coural au Dr Queltin.

C’était la deuxième fois que le vieux prêtre venait donner la bénédiction suprême à des morts arrivées presque subitement, mais jamais comme en ce jour son bouleversement ne fut aussi grand. Cette chute foudroyante et mortelle, cette disparition de l’enfant dans l’eau muette, qui ne laisserait peut-être jamais dévoiler son secret, cette absence des parents, tout ajoutait à la désolation présente.

— Je vais attendre le retour de ces pauvres enfants, mon cher docteur, dit M. Coural.

— Je reste avec vous, Monsieur le Curé, ils n’auront pas trop de sympathies autour d’eux ; puis je crains tout pour la comtesse Marie.

— Non, non, Dieu aura pitié. Le malheur est bien assez immense !

— Cette maladie de cœur que je crois enrayée peut très bien se réveiller, répondit le médecin d’une voix inquiète. Il suffit du moindre choc, et celui-ci est si épouvantable !

Quand la voiture qui ramenait le jeune couple joyeux au château s’arrêta devant le perron, le pasteur s’y présenta les mains tendues.

— Quelle bonne surprise, Monsieur le Curé ! s’écria Roger.

Mais, devant son air grave, il tressaillit soudain.

— Ma mère ?… balbutia-t-il, en voyant le Dr Queltin venir aussi à lui dans le hall où ils s’étaient tous arrêtés.

— Du courage, mes pauvres amis ! dit le bon prêtre. Dieu vous soutiendra dans l’épreuve effrayante qui vous atteint !

— Ah ! elle est morte !…

Et, entourant sa femme de ses bras, le comte pleura à grands sanglots. Marie mêla ses larmes aux siennes, cherchant à le consoler.

Les deux hommes se regardèrent, épouvantés de l’aveu terrible qui restait encore à faire.

— Allons la voir ! dit soudain Roger.

Et, l’air égaré, il se dirigea vers la porte.

— Attendez encore un instant, dit M. Queltin.

La comtesse se leva aussi, et, regardant autour d’elle :

— Où donc est Mireille ? fit-elle. Comment n’est-elle pas déjà près de nous ?

M. Coural alla aux deux malheureux jeunes gens qui perdaient à la fois une mère et une fille, et réunissant leurs mains aux siennes :

— Du courage ! De la résignation !… dit-il.

— Ah ! c’est ma fille qui est morte !… s’écria Marie, les yeux agrandis par une douleur folle.

Et elle tomba lourdement sur le tapis.

Ils s’empressèrent autour d’elle ; le comte lui-même oublia tout pour ne songer qu’à cette femme bien aimée qui gisait comme morte sur le canapé où ils l’avaient étendue.

Alors, profitant de ce que le docteur prodiguait ses soins à la malade, l’abbé Coural, avec des ménagements infinis, apprit la vérité au pauvre père. Il s’effondra aussi sur un fauteuil, en faisant entendre des plaintes déchirantes. Mais à la vue de Marie, sortie enfin de sa syncope, il bondit de son siège, la prit dans ses bras en s’écriant avec désespoir :

— Marie ! Marie, nous restons seuls !…

Et ce fut lui qui eut le courage de lui faire la douloureuse confidence.

Comment ce cœur endolori n’éclata-t-il pas en ce moment terrible ? Le docteur, la main posée sur cette poitrine palpitante, attendait, anxieux. La jeune comtesse se dressa avec une telle force qu’elle faillit renverser M. Queltin. Puis, l’air tragique, les yeux sans larmes :

— Je veux ma fille ! Je la veux, morte ou vivante !

— Je te la rendrai, Je te le jure !… s’écria le comte d’un accent navrant, en pressant ses mains glacées.

Elle le regarda, farouche, puis, avec un cri de biche blessée, elle tomba dans une nouvelle syncope qui l’enleva pour un instant aux souffrances atroces de l’heure présente.

Ses femmes l’emportèrent, pendant que le malheureux Roger allait pleurer au pied du lit de sa mère. 15
Quelle nuit passa le comte entre sa mère morte et sa femme mourante ! Car le choc avait été trop violent et elle gisait sur sa couche, les yeux égarés, proférant des mots sans suite, une fièvre ardente lui donnant un délire effrayant.

Mme de Peilrac conservait dans la mort cet air affolé qu’elle avait à la dernière minute, lorsqu’elle regardait s’enfuir cette eau glauque qui emportait sans doute le corps de la tant aimée. Le calme n’était pas revenu sur ses traits convulsés, ils gardaient un masque tragique qu’on ne pouvait voir sans effroi.

Dès le petit matin, M. de Peilrac fit draguer toute la partie du Gave qui passait dans sa propriété ; il voulait ravoir le corps de son enfant, il l’avait juré à sa femme, cela serait pour tous deux une triste consolation. Ils pourraient au moins fleurir le mausolée où reposerait leur chérie, ils viendraient lui dire de prier pour eux. Elle n’avait pas besoin de prières ; elle était partie pour la patrie céleste avec ses ailes d’ange, c’était sur eux, si désespérés, qu’elle devait veiller maintenant. Mais, vers le soir, les hommes chargés de ce soin revinrent la tête basse : vaines avaient été leurs recherches.

Cette perspective de laisser le corps de sa Mireille à la merci des flots rendit plus grand encore le désespoir du père.

— Il faudra recommencer demain, dit-il, et aller jusqu’à la mer ; nous ne reculerons que devant elle, c’est-à-dire devant l’impossible.

Comment le comte supporta-t-il cette seconde veillée funèbre ? Cela sembla miraculeux aux nombreux amis qui étaient venus se joindre à lui pour rendre ce dernier devoir à la comtesse Mathilde. En vain voulurent-ils le forcer à prendre un peu de repos, il résista à toutes les instances et ne quitta la chambre où sa mère dormait son dernier sommeil terrestre, au milieu des fleurs et des lumières, que pour celle où sa femme se tordait dans la douleur, avec des plaintes de petit enfant.

Le Dr Queltin s’était établi au château ; il ne voulait pas abandonner sa malade une minute.

— Eh bien, docteur ?… interrogeait Roger, navrant à voir avec sa figure ravagée, ses yeux caves et rougis, sa parole brève.