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ABANDONNÉE

le vénérable prêtre qui avait béni le dernier sommeil des parents de la jeune femme et du père de Roger. Dans une allocution touchante, il leur enjoignit de suivre cette même voie droite parcourue par les leurs, et souhaita de longues années à leur jeune bonheur.

Par un chemin jonché de fleurs, les voitures revinrent aux Trembles que Marie allait quitter pour le château de Peilrac. Elle aurait bien désiré y entraîner son tuteur, mais il prétexta sa santé, qui lui faisait préférer une vie solitaire, près de ses vieux serviteurs dévoués.

— La distance est si courte entre nos demeures ! disait-il. Et c’est chez toi que je résiderai encore, puisque les Trembles t’appartiennent, ajoutait-il d’un ton enjoué qui amenait un sourire sur le visage un peu attristé de Marie.

Les jeunes époux vivaient dans un véritable enchantement à Peilrac. Ils n’étaient pas partis pour le voyage de noce traditionnel. Roger ayant juré de ne pas quitter sa mère, n’avait pas voulu manquer à ce serment qu’il considérait comme sacré. Malgré toutes les instances de la comtesse douairière, il était demeuré au château.

Où auraient-ils trouvé un cadre plus propice à leur grand amour que ces campagnes connues, aimées ? Ils y avaient la complète solitude, ou la compagnie de leurs parents, dont les regards amis s’illuminaient de la douce lueur de leur bonheur, infini comme le ciel. Du reste, ni l’un ni l’autre n’aimaient le monde. Ils étaient trop épris de la nature toujours sublime pour désirer les plaisirs factices et troublants qu’il donne. Leurs relations avec les châtelains d’alentour, quelques excursions à Bayonne leur suffisaient pour le côté mondain.

D’une constitution délicate, le cœur faible et depuis longtemps atteint, la jeune femme voyait avec bonheur sa santé s’améliorer. Souvent elle partait pour de longues courses au bras de son mari, sans que ce cœur battît plus vite au retour. Ses joues, toujours si pâles, s’étaient rosées, et dans ses beaux yeux d’azur resplendissait toute la sérénité d’une aurore de mai.

Elle était si pleinement heureuse ! Jusqu’à l’heure fortunée où Roger entra aux Trembles, sa vie s’y était écoulée très douce, mais très uniforme, près de ce tuteur âgé qui avant tout aimait la paix autour de lui. Et voici maintenant que son cœur très tendre, par cette maladie même, héritage de famille, qui en précipitait les battements, avait rencontré le compagnon fidèle sur qui il est si bon de s’appuyer, et une mère idéalement affectueuse.

Quelle douce rêverie la retenait à côté de son mari sur le balcon fleuri des dernières roses, devant le jet d’eau qui lançait vers le ciel ses gerbes cristallines, ou près du Gave traversant le parc, calme parfois, tumultueux souvent, entre ses bords enguirlandés par les lierres et les menthes !

Lorsque juin constella les rosiers de roses éclatantes et parfumées, et les grands arbres de nids jaseurs, de petits vagissements d’enfant s’échappèrent de la chambre de Marie. Dans un élégant berceau armorié, qui avait reçu le comte actuel, une mignonne petite fille ouvrait ses grands yeux noirs pailletés d’or, les yeux de son père, qui, délirant de bonheur, se penchait sur le frêle petit être, osant à peine effleurer ses menottes roses des lèvres.

Et l’heureuse grand’mère, pleurant de douces larmes, allait du berceau au grand lit où reposait, toute rayonnante, la jeune mère, que cette joie immense avait aussi attendrie. Elle était là, un peu alanguie, mais le cœur battant d’une façon très normale.

La petite Mireille, cette douce reine d’élection, paya son don de joyeux avènement : tous les pauvres reçurent en son nom d’abondantes aumônes. Ne fallait-il pas que son entrée dans la vie fût marquée par de bonnes actions !

On semblait avoir fait un pacte avec le bonheur. Et la grand’mère se le répétait, quand elle voyait Marie se promener, sa fille entre les bras, parmi les grands lis dont elle avait la grâce et la fierté, à côté de Roger, qui ne savait laquelle admirer le plus, de la mère ou de l’enfant.

Le comte aimait maintenant doublement Marie, pour cette tendre affection de l’épouse et ce dévouement absolu de la mère.

Entre toutes ces tendresses dont elle était environnée, Mireille se développait comme une belle fleur. Chaque jour faisait apparaître en elle un charme de plus. Après son sourire qui éclaira tous les fronts, ce fut son enfantin balbutiement, puis ses premiers pas, sur le tapis du salon, où son père et sa mère s’étaient agenouillés pour mieux lui tendre les bras. Bientôt elle courut toute seule dans le jardin, en gazouillant ainsi qu’une hirondelle.

Elle avait une façon si exquise de dire : Maman ! que la jeune comtesse la saisissait alors dans ses bras et l’embrassait avec une exubérance folle, qui effrayait parfois l’enfant, en lui disant :

— Ô chérie ! Si jamais tu m’étais enlevée !…

Et un jour que son mari l’entendit :

— Que vas-tu penser là, Marie ?… lui dit-il avec reproche.

Elle eut ce cri involontaire qu’elle racheta ensuite par un regard de regret :

— Je mourrais de sa mort !

Il eut aussi un effroi dans les yeux en la considérant, et voulant tourner la chose en plaisanterie :

— Heureusement que la mignonne ne tient pas du tout à nous quitter, fit-il en les entraînant vers le jardin.

Mais son rire qu’il voulait rendre joyeux sonnait faux, et, pour la première fois depuis son mariage, il se sentit mordu au cœur par le plus douloureux des pressentiments.

Toute la soirée il s’en ressentit ; sa nuit surtout fut peuplée de cauchemars. Il rêva de précipices sans fond où disparaissaient sa fille d’abord, sa femme ensuite ; puis d’une vague immense qui les enlevait sous ses yeux, sans qu’il pût leur porter secours.

Il se réveilla le cœur endolori et les membres las. Il vit Marie paisiblement endormie sous le rayon matinal traversant l’étoile du volet ; il entendit le souffle régulier de Mireille dans la chambre voisine, et il se rit de ses vaines frayeurs. Il devait s’en souvenir plus tard.