Page:Jouan - L’Abandonnée.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
ABANDONNÉE

femme et de l’abbé Coural, un ami de toujours, qui était venu l’administrer. Mais pas une parole n’était sortie de ses lèvres convulsées.

Le désespoir du jeune comte fut immense, comme avait été sa tendresse. Il se reprochait amèrement d’avoir abandonné ses parents pour ces courses sans trêve, et cela en des termes tels, que sa mère craignit pour sa raison. Il fallut toute sa douceur, toute son affection pour ramener ce pauvre esprit égaré par l’excès même de sa douleur. Elle oublia son propre chagrin, pourtant bien profond, pour ne songer qu’à consoler, à faire rentrer l’espérance dans cette âme affolée.

— Ton père m’a serré les doigts deux fois, mon cher aimé, disait-elle tendrement à Roger, assis, les yeux hagards, dans la chambre du cher disparu. C’est que tu étais présent à sa pensée ; c’était pour me dire de te donner son dernier adieu.

— Oh ! je ne me pardonnerai jamais, jamais de l’avoir laissé, quand il avait si peu de jours à vivre !

— Pouvais-tu le prévoir ? Aurais-tu pu retarder le moment inévitable ? Non, n’est-ce pas ? Alors, résigne-toi à la volonté de Dieu, mon pauvre ami, et ne me rends pas encore plus malheureuse par ce désespoir qui me navre.

— Vous pouvez me prêcher la résignation, vous, mère ; vous avez toujours vécu à ses côtés comme une femme aimante et fidèle ; mais moi, son seul fils, moi qui l’ai abandonné !…

Et une violente crise nerveuse venait le terrasser.

Le médecin de la famille prescrivit un changement de lieux pour calmer ce malheureux esprit.

— Il n’y consentira jamais, docteur ! affirma la comtesse.

— Je le crois, Madame, aussi c’est vous que je vais envoyer à Nice pour y passer la fin de l’hiver, sous prétexte que vous avez besoin d’un air plus doux et plus ensoleillé.

Et pour sauver sa mère d’une mort imminente si on la laissait à Peilrac par ce froid hiver, Roger voulut bien partir. Lorsque le printemps les ramena au château, le temps avait fait son œuvre. Si les regrets étaient toujours amers, le désespoir ne hantait plus le jeune comte, et tout danger pour sa santé avait disparu.

Mais il s’était juré de ne plus quitter sa mère, et il tint parole. Malgré toutes ses instances, il ne consentit jamais à la laisser seule ; toutes les saisons les trouvaient ensemble dans le splendide domaine où tout leur rappelait le cher mort. Ils pouvaient y parler de lui à toute heure, devant les objets familiers qui lui avaient appartenu, et qu’ils considéraient comme de véritables reliques.

Mme de Peilrac n’avait qu’un désir : marier son fils, afin de ne pas le laisser seul lorsque la mort l’atteindrait à son tour. Mais toutes ses prières étaient vaines.

— Je ne connais pas de jeune femmes réalisant mon idéal, mère, et je ne veux pas me marier sans aimer profondément celle que je vous donnerai pour fille. Puis, à quoi bon placer un tiers entre nous ? Ne sommes-nous pas bien ainsi avec nos souvenirs ?

— Mais si je disparaissais, Roger !…

Il ne la laissait pas achever.

— Si cela arrivait, mère aimée, Dieu, dans sa bonté, ne me laisserait pas vous survivre ; nous partirions ensemble rejoindre tous les nôtres.

Le temps, encore une fois, eut raison des regrets stériles. Le jeune comte reprit sa plume ; il écrivît encore, et lorsque Mme de Peilrac lui parlait parfois de mariage, il ne se refusait plus à envisager cette hypothèse.

— Dès que je rencontrerai la jeune fille rêvée, mère, je vous la présenterai, triomphant.

— Presse-toi, mon Roger, tu auras bientôt vingt-huit ans, et j’ai le plus vif désir de voir ce château s’égayer aux rires de blonds enfants qui seront les tiens.

Et le jeune homme souriait, en disant encore :

— Espérez !


CHAPITRE III

PENDANT L’ORAGE


Pour donner un aliment de plus à son activité. Roger s’était imaginé de se composer un herbier de toutes les fleurs charmantes des plaines et des Pyrénées.

Cet herbier, fait avec goût et savoir, était déjà très fourni de plantes rares et originales. Il se proposait de les classer ensuite en relatant les lieux où elles croissent, et les saisons de leur apparition sur tel ou tel point, dans une sorte de géographie botanique de la contrée qu’il habitait.

Mme de Peilrac avait été enchantée de cette distraction utile et agréable à la fois : elle permettait à son fils de faire ces longues promenades qui lui redonnaient force et courage. Elle l’y excitait en lui demandant de lui rapporter ces simples, avec lesquels elle préparait différents remèdes, très propres à adoucir les petits malaises de ses gens et des malheureux qu’elle visitait.

— J’ai besoin de sauge pour mes infusions, Roger, et de romarin qui, macéré dans du vin, me donnera un baume aromatique si précieux pour guérir les blessures et les contusions ; j’espère que tu m’en rapporteras.

— Vous pouvez y compter, mère !

Et le jeune homme partait dès l’aube, alors que la campagne est si belle à contempler avec ses fleurs constellées des perles de la nuit, que le soleil n’a pas encore fait dissoudre.

Vêtu selon les saisons d’un costume de toile ou de velours, de longues guêtres emprisonnant ses jambes nerveuses, un béret basque posé sur ses cheveux noirs qu’il portait assez longs, une gaieté en ses yeux et sur sa bouche à la fine moustache, le jeune comte avait fort grand air, quand, la boîte du botaniste au dos, son alpenstock à la main, il partait pour la cueillette, suivi de Topaze, sa belle chienne à la tête vraiment intelligente, dont la robe blanche était semée de taches feu.

Et pendant des heures qui lui semblaient bien courtes, il herborisait avec une patience infatigable, éprouvant une joie sans égale lorsqu’elle