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ABANDONNÉE

Elle s’était de nouveau promenée sur le lac dans la barque blanche, mais cette fois Paule était près d’elle, et, sans crainte du péril, elle pouvait se laisser bercer sur l’onde frémissante. Et les courses folles dans les prairies, le repos sur le foin séché qui répandait un suave parfum ! Et les promenades au bord du Scorff, près du moulin !

Qu’il était pimpant et gracieux, ce moulin, dans la blancheur de sa façade, où s’ouvraient les fenêtres enguirlandées des festons de la vigne, et la porte hospitalière où jamais un pauvre n’avait attendu vainement ! Il s’élevait assez près du manoir, et les châtelaines le visitaient plutôt que la ferme, dont le bois les séparait.

Il était si joli, ce chemin creux et ombragé qui y menait ! Chaque saison lui apportait des fleurs nouvelles. Les aubépines et les églantiers y neigeaient sur la mousse étoilée ; puis les chèvrefeuilles qui enlaçaient au moindre appui leurs grappes roses et embaumées ; enfin les grands houx aux feuilles brillantes, où les baies rouges éclataient, si réjouissantes.

Mireille le prenait souvent, ce sentier. Elle était si bien accueillie dans ce moulin où riaient deux petites filles de son âge !

Et la pauvre enfant qu’un travail ingrat et détesté attendait jadis chaque jour se trouvait infiniment heureuse de cette affection attentive qui l’entourait au château, de ces respectueuses prévenances des fermiers et des meuniers. Ils la considéraient comme la fille adoptive de leurs propriétaires, et le lui prouvaient en la comblant de soins et de gâteries.

Lorsqu’elle était lasse de ses courses, elle venait se blottir dans le hamac soyeux suspendu aux branches de deux grands magnolias dont les parfums la portaient au sommeil. Quand il tardait à descendre sur ses longues paupières, Paule balançait d’une main douce la couche aérienne, en chantant une lente mélopée, et l’enfant s’endormait en lui souriant.

Aussi quelle surabondance de vie était en elle, maintenant que toute trace d’anémie et d’épouvante morale avait disparu !

C’était l’épanouissement d’une belle fleur que l’absence de soleil a empêchée de se développer et qui se hâte de s’ouvrir à ses rayons.

On lui laissait pleine liberté de jouer et de courir à sa fantaisie. Le Dr Conlau avait cessé ses visites de médecin, il ne venait plus qu’en ami aux Magnolias. Du reste, le grand air, le calme et les douches avaient été les seuls agents appelés pour assurer la guérison de la petite fille.

On pouvait maintenant la mieux juger, et Mlle Irène, qui n’avait pas pour elle l’esprit enthousiaste de sa sœur, était forcée d’avouer que sa nature franche et douce, ses manières distinguées, sa joliesse en faisaient une délicieuse enfant, qu’on ne pouvait voir sans être pris par ce charme émanant de toute sa mignonne petite personne.

Mme Kerlan continuait ses visites dominicales à sa fille adoptive. Chaque après-midi la voyait arriver, accompagnée de son mari et de ses enfants. Et Mireille attendait leur venue avec une impatience qui prouvait bien que son cœur n’était pas ingrat.

Quelle expansion à l’arrivée ! Combien elle semblait heureuse de recevoir leurs caresses ! Mais au départ elle n’avait plus de larmes. Si la jeune femme avait voulu l’emmener, elle aurait consenti, sans doute, mais non sans regret.

C’est que son petit cœur se partageait entre deux tendresses, c’est qu’en retrouvant l’une, elle perdrait l’autre, et elle était trop parfaitement heureuse au château pour vouloir en jamais partir.

La femme du contremaître le comprenait si bien qu’elle n’avait pas encore parlé du retour à Kerentrech. La jeune châtelaine y songeait aussi, mais avec l’intention bien arrêtée de garder Mireille et d’en faire sa fille.

Un après-midi pluvieux avait retenu les deux sœurs et l’enfant dans le petit salon donnant sur le jardin. Elles travaillaient à un splendide voile en guipure sur filet qu’elles destinaient à l’église de Cléguer pour en orner le maître-autel. Mireille, sa poupée entre les bras, lisait sagement un livre illustré de belles gravures, assise câlinement aux pieds de Paule.

La fenêtre entr’ouverte laissait arriver vers elles les parfums si suaves des fleurs après l’averse. Une atmosphère de paix et de sérénité régnait dans le charmant décor de ce salon, orné d’étoffes orientales aux teintes vives, aux dessins si décoratifs.

La physionomie noble et calme toujours de Mlle Irène, le sourire épanoui de Paule, la grâce pénétrante de Mireille, dans sa robe blanche aux nœuds pourpres, ajoutaient encore au charme qui en émanait. C’était un reposant tableau d’intérieur pour l’étranger qui aurait jeté un regard dans cette salle exiguë, si coquette sous ses fleurs et ses verdures.

— La grand’mère, la mère et la fille, aurait-il pensé.

Et le fait est que, après deux mois de résidence au manoir, l’enfant s’était tellement identifiée avec ces dames qu’elle semblait faire partie intime d’elles-mêmes.

La plus jeune des Montscorff eut-elle cette idée ? On aurait pu le croire. Elle regarda l’heure à une mignonne montre en or émaillé qui pendait à sa ceinture, et dit à l’enfant :

— Rejoins Thérèse, chérie, elle va te donner ton goûter.

— Tu ne m’accompagnes pas, Mademoiselle ?

— Pas maintenant.

Mireille quitta la pièce après avoir tendu le front vers la jeune femme pour en obtenir un baiser.

— Je voulais te parler de Mireille, ma chère Irène, dit Paule.

La sœur aînée piqua son aiguille dans la fine dentelle, et relevant le front, elle répondit :

— Au sujet de son installation définitive ici, n’est-ce pas ?

Paule eut un cri de joie.

— Combien tu es bonne de m’avoir comprise ! Tu consentirais ?

— Le moyen de te priver de ta jolie poupée vivante avec qui tu t’entends si bien ?

— Oui, je l’aime, oui, j’en voudrais faire, une jeune fille aimable et distinguée ! Notre vieillesse serait trop triste dans cette solitude.