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ABANDONNÉE

crains toujours que l’ennui ne s’attache à ses pas, dans cette solitude où nous vivons.

— Elle a pourtant trouvé des prétendants dignes d’elle, répondit le vieillard. Pourquoi donc les a-t-elle repoussés ?

— Elle avait toujours au cœur cet amour malheureux, dont nous ne vous avions pas caché le secret. Puis il aurait fallu quitter les Magnolias, et moi, par conséquent, puisque j’y veux mourir, et vous savez, docteur, quelle affection nous unit !

— Oui, chère Mademoiselle, et je comprends fort bien qu’à un bonheur aléatoire, en somme, Paule ait préféré l’existence douce et sereine, qu’elle mène à vos côtés.

— Sereine, certainement, mais un peu trop monotone avec de tels souvenirs de tristesse. Paule n’a pas trente-deux ans, et pour elle, que les plaisirs mondains n’ont ni blasée, ni fatiguée, c’est encore la pleine jeunesse. C’est pourquoi, je le répète, je suis très satisfaite de cet élément nouveau dans notre solitude. Car l’enfant guérira, n’est-ce pas ?

— J’en ai la ferme conviction, sans cela je ne lui occasionnerais pas la fatigue d’un déplacement. Mais si Paule s’attachait à Mireille jusqu’à souffrir lorsqu’il lui faudra la laisser retourner à Kerentrech ?

— À la volonté de Dieu, mon cher docteur. Si cette petite doit être pour elle une source de vie et d’espoir, nous la garderons. Quels sacrifices ne ferais-je pas pour ne pas voir passer dans les grands yeux de ma fille — je l’ai élevée et aimée comme telle, vous le savez — cette désespérance qui parfois me terrifie ! Et vous nous avez dépeint Mme Kerlan comme une femme si pleine de tact et de cœur, qu’elle y consentira, je l’espère. Venez maintenant nous donner votre avis sur la chambre en question.

Ils montèrent au premier étage et entrèrent dans une pièce spacieuse, aux meubles laqués en blanc, avec lesquels les tentures bleues s’harmonisaient idéalement.

Paule, avec un goût exquis, avait drapé les rideaux du lit et des fenêtres de manière à ne pas empêcher l’air de pénétrer jusqu’à la malade.

— Les enlever complètement eût enlaidi la chambre, docteur ! dit-elle gaiement. N’est-ce pas bien ainsi ?

M. Conlau la menaça du doigt.

— Que vous répondre, ma jolie fée ? Vous savez toujours si bien arranger les choses qu’il faut les laisser telles. Ma petite cliente sera admirablement ici, ajouta-t-il rieur, et sa guérison complète ne saurait être longue.

— Alors, ma petite, puisque tout est parfait, va faire admirer le jardin fleuri à notre bon conseiller, pendant que je donne mes derniers ordres pour le dîner.

Et bientôt, au bras de l’aimable vieillard, la jeune femme, aussi fraîche que ses roses, se promenait dans les larges allées finement sablées, en lui demandant encore cent détails sur l’abandonnée, qu’elle attendait avec toute l’impatience d’une recluse qui voit poindre un événement à son horizon uniforme.

M. Conlau, heureux d’avoir si bien réussi dans son ambassade, prodiguait les explications sans se lasser.

La cloche les appela dans la salle à manger, aux splendides meubles en vieux chêne sculpté, aux tentures de belles tapisseries, où un dîner de fin gourmet avait été servi.

La nappe blanche et fleurie était toujours ornée de sa porcelaine transparente et de son argenterie massive. Mlle Irène ne supportait pas la médiocrité ; elle avait gardé de ses nobles ancêtres l’amour du luxe, et le moindre goûter était toujours servi chez elle avec une recherche extrême.

Et pendant tout ce repas, qu’une cordiale gaieté animait, il ne fut encore question que de la petite étrangère, attendue déjà comme un hôte.

Aussi ce fut le cœur léger et l’esprit satisfait que l’excellent docteur se mit en route, après avoir crié aux sympathiques châtelaines un joyeux au revoir.


CHAPITRE V

UN DOUX ACCUEIL


Mme Kerlan dut user de toute la caressante influence qu’elle avait prise sur Mireille pour la décider à se laisser conduire aux Magnolias.

— J’irai très souvent te voir, mignonne, lui disait-elle tout en l’habillant, car le docteur ne pouvait tarder. Dès que tu seras rétablie, tu reviendras, je te le jure !

— Je ne veux pas te quitter ! s’écriait l’enfant au milieu de ses larmes. Tu l’avais promis, pourtant, tu m’avais dit : toujours, toujours…

Et dans ses grands yeux noirs, à la lueur dorée, se montrait une réelle épouvante.

Se demandait-elle si on n’allait pas la reconduire chez Marcello ? Ses lèvres restaient muettes, mais son regard affolé le laissait deviner.

— Oui, tu es pour toujours ma petite fille, la sœur de Marie, je te l’ai dit, je te le répète, mais il faut te guérir. Les dames chez qui tu vas résider jusqu’à ton complet rétablissement seront très bonnes pour toi. Elles habitent un beau château aux grands jardins remplis de fleurs, où tu courras tout le jour, afin de roser tes pauvres joues pâles et d’éclairer tes yeux sombres. Tu verras, Mireille, combien tu seras heureuse dans cette belle demeure ! Tu ne voudras peut-être plus nous revenir.

Les bras passés autour du cou de la jeune femme, la petite malade l’embrassait follement, pour bien lui prouver comme en ces quelques jours elle avait conquis son cœur à jamais.

Enfin elle se décida à accepter cette situation nouvelle, et, essuyant ses pleurs, elle joua tranquillement avec sa poupée en attendant M. Conlau.

Louise se mit alors à sa toilette ; elle voulait se présenter d’une façon convenable devant les châtelaines. Elle était seule au logis ; son mari, parti pour le chantier, ses enfants pour l’école, ne reviendraient qu’à midi. Elle avait donc tout le loisir d’accompagner la fillette.

La voiture du docteur s’arrêta devant la porte, et bientôt sa figure souriante apparut.

— Je viens vous chercher, Madame Kerlan,