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LE BORDEREAU


son butin. Elle a vidé, régulièrement, ses cornets pendant tous les mois précédents. Et ce chiffon de papier, le bordereau, qui serait du printemps, elle ne l’aurait ramassé qu’à l’automne, avec cinq autres documents de la fin d’août et de la première quinzaine de septembre ! Mais Dreyfus est juif, et cette impossibilité n’arrête personne, ni Fabre, ni D’Aboville, ni aucun de ceux qui vont boire avidement leur dénonciation.

Le plus atroce, ce qui confond le plus, c’est que presque tous ces hommes, qui racontent eux-mêmes sur quelles apparences ils ont fait leur choix, qui s’accusent ainsi eux-mêmes, sont, au début, de bonne foi. La raison se cabrerait devant une telle auto-suggestion si l’histoire générale de l’humanité et la science pathologique, son auxiliaire inséparable, n’étaient là pour montrer mille exemples analogues. La déloyauté fondamentale, la fourberie, le mensonge, dès les premiers jours, quelque infernal complot, admettraient plus aisément. Seulement, l’explication serait fausse. La vraie, c’est que Dreyfus est juif. Phénomène peut-être involontaire chez quelques-uns, mais d’autant plus redoutable. Dès lors, par une cristallisation soudaine, tout devient preuve contre l’infortuné. Les preuves surgissent du postulat. Ce qui aurait déchargé tout autre, l’accable. Son patriotisme d’Alsacien, comédie. Son désir de s’instruire, curiosité d’espion !

Aucune contagion plus rapide que celle d’une suggestion de ce genre. Les rares cerveaux qui y résisteraient en deviendraient suspects. Les couvents de religieuses (par exemple celui de Loudun, lors de l’affaire d’Urbain Grandier) ont été visités souvent par de pareilles crises. Il suffit qu’une Ursuline se croie et se dise la maîtresse du diable pour que toutes les Ursulines jurent qu’elles ont reçu, elles aussi, ses froids embras-