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HISTOIRE DE l’AFFAIRE DREYFUS


les a avertis qu’ils n’iraient pas ; ils n’y sont pas allés.

Quelle joie pour ces deux officiers d’État-Major ! Le traître n’est pas un des leurs ; il n’appartient pas à l’État-Major général de la guerre ; le sanctuaire ne renferme point cet infâme !

Or, ils ne se félicitent pas d’avoir reconnu si vite leur erreur, et quelle atroce erreur ! Car l’idée fixe opère, la névrose s’est exaspérée. Fabre réfléchit, rassemble ses souvenirs ; il tourne l’obstacle : « Il s’agit d’un voyage d’État-Major qui a eu lieu, dans l’Est, au mois de juin, dont Dreyfus a été[1]. »

Il s’agit… Affirmation formelle. Et D’Aboville respire, pousse un soupir de satisfaction. Tout à l’heure, ce même texte du bordereau lui révélait un officier très versé dans les questions techniques. Comment cet officier qui sait la valeur des mots, surtout des mots de son métier, peut-il qualifier de « manœuvres » un voyage d’État-Major ? Cela est absurde. Mais cette absurdité confirme le soupçon contre le juif et ne remet pas en question la découverte des deux officiers.

V

Il ne leur manquait qu’une dernière preuve : l’écriture. Fabre a, dans le tiroir de son bureau, les feuilles de l’inspection de 1893. Il les en tire ; l’attention de D’Abo-

  1. Rennes, I, 580, D’Aboville. — Voltaire (Lettre de Donat Calas) rappelle ces paroles de D’Aguesseau : « Qui croirait qu’une première impression peut décider quelquefois de la vie ou de la mort ? Le juge se prévient, l’inspiration s’allume, et son zèle même le séduit. Moins juge qu’accusateur, il ne voit plus que ce qui sert à condamner, et il sacrifie aux raisonnements de l’honneur celui qu’il aurait sauvé, s’il n’avait admis que les preuves de la loi. » (Ed. de 1785, xxxvi, p. 116.)