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LA CHUTE DE MERCIER

L’entrevue du lendemain se passa dans les mêmes conditions affreuses.

Comme la prochaine rencontre avait été fixée par le directeur au 20 février, elle retourna à Paris pour voir ses enfants et demander au ministre l’autorisation de rejoindre son mari aux Îles du Salut, de partir par le même bateau que lui.

Elle revint, le 20, à l’île de Ré. En arrivant à l’auberge, elle apprit qu’on avait aperçu au large un bateau qu’on pensait être destiné au transport des condamnés. La loi sur les îles du Salut venait d’être votée par le Sénat, promulguée.

À l’entrevue de l’après-midi, elle dit à son mari que le départ lui semblait proche ; peut-être pourrait-elle s’embarquer dans le même convoi.

Le lendemain, 21 février, elle le vit pour la dernière fois. Elle supplia le directeur de lui permettre de serrer la main de son mari. Il avait sa consigne. En serrant la main de celui qui partait pour un exil éternel, elle eût pu lui faire quelque signe cabalistique. Il refusa.

Elle demanda à embrasser son mari, ayant, elle, les mains liées derrière le dos. Picqué refusa encore, brutalement.

Le misérable savait que Dreyfus serait embarqué le soir même. Il ne lui en dit rien, ni à sa femme. Elle repartit pour Paris, rassurée par ce silence, par cette inhumanité même, avec la certitude de revenir la semaine prochaine et d’accompagner dans son bagne l’homme qu’elle aimait. Dreyfus fut ramené dans sa cellule, également rassuré, et, aussitôt, écrivit à celle qui venait de le quitter une lettre d’une tendre sollicitude, la remerciant, lui promettant de rester fort contre toutes les souffrances : « Je me demande comment un homme qui a vraiment forfait à l’honneur peut continuer à vivre. »