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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


qui faisaient l’exercice et les condamnés qui chargeaient des sacs, regardaient curieusement cette femme vêtue de deuil.

Quand elle pénétra dans le dépôt, on la conduisit dans la petite salle du greffe. La porte fut refermée et verrouillée derrière elle. Après une nouvelle attente, le directeur vint la rejoindre. Plaçant sa montre sur la table, il dit : « Je vous accorde une demi-heure. » Puis, il posa les conditions. Elle n’approcherait pas du prisonnier. Lui, Picqué, se tiendrait entre eux. Défense absolue de parler de quoi que ce soit touchant l’affaire[1]. Défense de prononcer le nom d’aucune personne, sans avoir, au préalable, averti le directeur de la parenté du condamné avec cette personne. Défense de se servir d’une langue étrangère.

Elle accepta ces conditions. Picqué, dès le lendemain de l’arrivée de Dreyfus, l’en avait prévenu. Dreyfus écrivit à sa femme : « Il faut demander le droit de m’embrasser[2]. » Ce droit, dans l’autorisation donnée par le ministre, avait été passé sous silence. Le bourreau conclut qu’il avait été refusé[3].

Dreyfus entra alors, escorté de deux gendarmes. On le plaça dans l’entrée attenante à la chambre ou sa femme se trouvait. Ordre lui fut donné de ne pas approcher.

Ainsi isolés et séparés par le directeur, ils purent parler pendant une vingtaine de minutes[4]. Elle défaillait. Il la couvait d’un regard intense, cherchant à imprégner ses yeux de son image. Elle lui dit sa confiance, sa certitude que le vrai coupable ne tarderait pas à être découvert ; il la supplia de presser les recherches, de ne rien épargner pour aboutir vite. Picqué note ainsi ses propos : « La souffrance physique lui importe peu, mais les souffrances morales qu’il endure le tuent ; il se rend compte des sentiments que doivent éprouver ceux qui l’approchent et qui ont le droit de le considérer comme le dernier des misérables ; un assassin peut inspirer de la pitié, tandis que lui… »

Avant de partir, elle dit à Picqué combien son mari lui avait paru altéré, son angoisse qu’il ne fût malade. La brute répondit que le prisonnier mangeait beaucoup, se jetait sur les plats de légumes secs, qu’il avait la boulimie.

  1. « Vous y assisterez et vous veillerez à ce qu’il ne soit rien dit qui ait trait aux débats pour lesquels le huis-clos a été prononcé. » (Lettre du Directeur de l’administration pénitentiaire du 8 février 1895).
  2. Lettre du 19 janvier 1895. — Note du Directeur de l’administration pénitentiaire en date du 15 janvier 1895 : « Les visites que pourra recevoir l’ex-capitaine Dreyfus, après approbation de l’autorité supérieure, auront lieu en présence du Directeur, qui devra mettre immédiatement fin à la conversation s’il était question des débats qui ont eu lieu à huis-clos. »
  3. Rapport de Picqué du 17 février 1895 : « L’entrevue eut lieu en ma présence dans la loge du portier. Le condamné se tient dans l’encadrement de la porte, où une chaise est placée à son usage ; ils sont séparés l’un de l’autre exactement par une distance de deux pas ; ils sont donc dans la même pièce. Je n’ai pas cru devoir leur permettre de s’embrasser ni de se toucher la main, dans la crainte qu’ils ne profitassent de cette circonstance pour échanger des correspondances ou des paroles à voix basse. »
  4. Pendant une heure. (Rapport de Picqué du 14 février 1895.)