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LA CHUTE DE MERCIER


une heure de détente horrible, pleurant et sanglotant comme un enfant, tout le corps secoué par la fièvre. Puis il s’était repris : « Pourvu, mon Dieu ! que mes forces physiques ne m’abandonnent pas ! » Il rappelait à sa femme qu’en lui promettant de vivre il lui avait fait le plus grand des sacrifices ; il tiendrait sa parole. Mais ses souffrances étaient atroces. L’horreur qui s’attache à son nom, « cette atmosphère de mépris qui entoure le nom de sa femme », sont une torture de tous les instants. Cependant, il pardonne à cette foule sauvage, comprend sa fureur contre un officier accusé de trahison. Sa femme le remerciait de son courage, lui parlait de ses enfants qui croyaient leur père en voyage, si heureux, « si inconscients de la vie ». Elle ne faiblira pas à sa noble mission : « Je ne pense qu’à toi, je ne veux vivre que pour toi et dans l’espoir de te retrouver bientôt[1]. » Il avait le courage du soldat, mais se demandait parfois s’il saurait avoir l’âme du martyr[2], s’excusait d’exhaler sa douleur. « Comment deux êtres comme nous peuvent-ils être si cruellement éprouvés !… Te souviens-tu des projets charmants que nous avions ébauchés pour cet hiver ? Nous devions enfin profiter un peu de notre liberté, aller, vers cette époque, comme deux jeunes amoureux, nous promener au pays du soleil… J’ai mis les photographies des enfants devant moi, sur la toilette de ma cellule. Quand je les regarde, mon cœur se fend, mais cela me fait en même temps du bien… Le temps passe lentement. Comment dépenser mon énergie, faire taire mon cœur ? J’envie le casseur de pierres sur les grandes routes, abruti dans son travail machinal. » Mais il se roidissait contre la douleur,

  1. Lettres des 5, 6 et 7 janvier 1895.
  2. 9 janvier.