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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Ses larmes eussent valu un aveu ; son désespoir, l’explosion d’un remords. Et c’eût été facile à expliquer, si conforme à l’ordinaire poétique ! On lui en eût su gré : « Les pleurs n’eussent pas semblé d’un lâche[1]. » Mais « Judas marche trop bien[2] ». Une autre explication s’impose maintenant, moins aisée, mais il la faut imposer : l’impassible fermeté du condamné, cynisme ; ses clameurs d’innocence, comédie. Ou bien il faut confesser l’angoisse du doute, d’où naîtront d’autres doutes. Que n’a-t-on suivi les sages enseignements des inquisiteurs[3], les conseils du moine de la Croix ? Il engageait à couvrir d’un roulement de tambour la protestation de l’innocent[4].

Vingt émissaires, comme sur un mot d’ordre, s’exercent à développer ce thème, l’agrémentant d’injures et de variations sur l’insuffisance du supplice, sur la dérisoire expiation. Et les plus féroces sont les plus lettrés.

Judet regrette « l’adoucissement des mœurs. Nos pères avaient le pilori : quelle belle occasion de le dresser pour ce misérable ! Ils avaient la marque : quel dommage que la main du bourreau n’ait pu imprimer en toutes lettres, avec un fer rouge, sur son épaule de forçat, ce mot : Judas. » C’est « un lâche, qui tremblant pour sa vilaine peau » n’a pas eu le courage de se suicider. « Les huées n’ont pas eu le don de

  1. Léon Daudet.
  2. Barrès, la Parade de Judas, dans la Cocarde du 5 janvier.
  3. « Pour empêcher le scandale, on imposait silence au patient de crainte qu’il ne pût exciter dans la foule des sentiments de pitié. » (Lea, Histoire de l’Inquisition, I, 621, avec renvoi à Eymeric, Direct. Inquis., 512.)
  4. Croix du 31 décembre : « Dreyfus se propose d’attester son innocence sur la tête de sa femme, du grand rabbin et de ses enfants… »