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LA CHUTE DE MERCIER


que ces soldats ont été systématiquement trompés ne vient à personne, même à ceux qui tiennent Mercier en médiocre estime. Aucun, dès lors, n’ose se risquer à confesser son angoisse, sinon d’une phrase intime et prudente. La grande machine de Gutenberg, on la laisse au mensonge.

Mais elle-même, la grande machine de mensonge et de vérité, indifférente, comme la nature, au bien et au mal, recula devant l’absolu du mensonge. La publicité a été trop large, le cri de Dreyfus entendu de trop de milliers de témoins, pour que Drumont ou Rochefort ou Judet puissent cacher à leurs lecteurs l’invincible protestation du condamné. Et tel est le choc qui a été ressenti, tel est le bouleversement des âmes les plus fauves, que la vérité transparaît, éclate dans les récits de leurs journaux. Les auteurs de ces rapides comptes rendus n’ont pas eu le temps de se reprendre. Le fait parle, non eux. Leurs récits sont les plus éloquents, les procès-verbaux mêmes que recueille l’Histoire ; elle n’en veut pas d’autres. Ce sont eux que j’ai suivis ligne à ligne.

Donc, demain, le pays tout entier saura le fait indélébile que le juif, dans cette heure tragique, seul contre tous, écrasé par l’universel mépris, s’est redressé pour crier : « Vive la France ! » et pour répondre aux vociférations de mort par un cri prolongé d’innocence.

Les politiques voient nettement le danger[1]. Si Dreyfus eût pleuré, baissé le front, ils eussent triomphé !

  1. « Le cérémonial du 5 janvier, dit l’Avenir militaire, a produit un effet fâcheux, diamétralement opposé à celui que recherche le Code de justice militaire et dont les conséquences fatales se manifesteront bientôt, sans qu’on puisse les arrêter. » Et le journal militaire explique que tout le mal vient du huis clos, de l’incertitude qui subsiste dans les esprits.