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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


bourgs, les plus lointaines campagnes ont été persuadés que l’or, l’influence mystérieuse de financiers tout puissants ont sauvé le scélérat de la peine capitale. Le Gouvernement de la République lui-même, le chef de l’armée trouvent que la peine est au-dessous du forfait, puisqu’ils ont réclamé la mort pour les traîtres à venir.

La disproportion entre le crime et le châtiment exaspérait les esprits simplistes, les cœurs simples. Le petit soldat fusillé sans pitié pour un bouton d’uniforme jeté à la tête d’un supérieur hante les cerveaux comme un remords. Dans cette rage, il y a encore de la justice, la passion de la justice égale pour tous. Chacun de ces peseurs de supplices eût voulu ajouter quelque souffrance à la peine trop légère, trop vite subie. La vieille notion française du droit, que, pour être juste, il ne faut avoir ni faim ni soif du châtiment, s’oblitère dans les âmes saturées de haine.

L’accès d’hydrophobie eût cédé à quelques paroles de la presse. Mais loin de prêcher à la tourbe justicière, au peuple ivre, le respect de cette chose sacrée qu’est un malheureux même coupable, le silence qui sied à l’accomplissement des hautes œuvres de la justice et le dégoût de cette lâcheté d’insulter un homme, fût-il le rebut du genre humain, mais seul contre tous, — les meneurs de l’affaire attisaient le feu pour le prochain autodafé.

Ils endurcissent systématiquement les cœurs par des déclamations ou des bouffonneries. C’est, depuis longtemps, le métier de Drumont, de Rochefort qui adresse « une lettre ouverte à M. le capitaine Dreyfus, en sa villa du Cherche-Midi[1] ». Les Caraïbes, s’ils avaient une littérature, n’en auraient pas d’autre. Judet se

  1. Intransigeant du 2 décembre 1894.