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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Ainsi se rassurait l’opinion des gens qui se croyaient éclairés et sans haine. Le respect de la chose jugée est une fiction nécessaire ; sans elle, pas de justice possible, la société devient inhabitable. Mais la parole du juge n’est reçue avec une dévote terreur que dans les pays barbares. Dans les pays libres, le respect des jugements n’implique pas le silence. Or, l’organe de la bourgeoisie républicaine avoue « son absolue ignorance des faits de la cause », et conclut que « non seulement justice est faite, mais bien faite[1] ».

Le mystère impénétré du procès ajouta encore, sur l’heure, à la force des certitudes, comme à l’horreur supposée du crime. Quel crime que celui qu’on cache avec tant de soins ! Le huis clos n’a déçu que les curieux. Assoiffé de justice, ce pays reste indifférent au droit. Ces ténèbres firent plus de convictions qu’aucune lumière.

Nul soupçon ne vint de la rage du président à fermer la bouche de l’avocat, à l’empêcher de dire qu’une seule pièce était au dossier, à faire le huis clos même sur les éléments moraux du procès[2].

Manque d’incertitude, mais non d’inquiétude. Non seulement la respectable tristesse que le drapeau ait été éclaboussé, mais le regret qu’il l’ait été par un officier instruit et riche. Quel apport qu’une telle condamnation aux prédicants de la guerre des classes ! Quel sujet à déclamations pour le socialisme grandissant ! La trahison elle-même pousse au fumier bourgeois. On s’alarme des passions qui étendront à ceux de sa race le crime

  1. Temps du 24 décembre.
  2. Clemenceau, dans la Justice du 25 : « Dans de tels procès, il faut le reconnaître, la publicité, avec les commentaires qu’elle entraîne, court risque, le plus souvent, d’aggraver le mal causé par la trahison. »