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LA DÉGRADATION


conjure, mon cher ami. Rassemble tes forces, lutte, luttons ensemble, jusqu’à la découverte du coupable. Que deviendrais-je sans toi ? Je n’aurais plus rien qui me rattacherait au monde, » Elle lui parle des enfants, de son fils qui s’inquiète de sa longue absence, de la petite fille qui commence à balbutier et embellit beaucoup : « Tu les retrouveras un jour… Tu pourras les caresser, les adorer… Garde ton beau courage. Un jour viendra où nous serons tous réunis, tous heureux… Nos rêves, nos projets renaîtront. » Elle sait qu’en le suppliant de vivre pour elle, pour ses enfants, jusqu’à la réhabilitation, elle lui demande « un immense sacrifice ». Ainsi, chaque heure qu’il vit, c’est un cadeau qu’il lui fait. « Si tu n’étais plus, je n’aurais pas la force de soutenir une lutte pour laquelle toi seul au monde peux me fortifier. »

Lentement, il se reprend, s’oblige à détourner les yeux du mirage tentateur, de la source apaisante d’oubli, des cyprès où l’on dort mieux encore que sous les palmiers.

Pourtant, la pensée de la mort l’obsède encore : « Tu es le seul fil qui me rattache à la vie. Comme nous nous aimions ! C’est aujourd’hui surtout que je sens toute la place que tu occupes dans mon cœur. » Il repousse l’offre qu’elle lui fait de le suivre dans son bagne : « Je ne puis accepter ton sacrifice ; il faut que tu restes pour les enfants… Tu es sublime, mon adorée, je me mets à deux genoux devant toi… Comme nous étions heureux ! Tout nous souriait dans la vie : fortune, amour, enfants adorables, famille unie, puis ce coup de foudre… Ah ! si je ne t’avais, comme je quitterais la vie avec délices ! Ton amour seul me retient, me permet de supporter la haine de tout un peuple. Et ce peuple a raison : on lui a dit que j’étais un traître. Ah ! ce mot